PERSONNAGES
A - L
" L'horreur des réalités !
Tous les lieux, noms, personnages, situations, présentés
dans ce roman, sont imaginaires ! Absolument imaginaires
! Aucun rapport avec aucune réalité ! Ce n'est là qu'une
" Féerie "... et encore !... pour une autre fois ! "
(En exergue de Féerie).
Les romans de Céline ne sont
qu'une longue transposition de sa vie. On y retrouve
donc nombre de familiers et de personnes qu'il a
croisés, souvent affublés de surnoms ou de noms à clés.
Cela vaut tout particulièrement pour les œuvres
d'après-guerre, où il se fait chroniqueur.
Connaître l'identité réelle, souvent célèbre, de tous ces personnages
donne une toute autre saveur à la lecture.
VOYAGE
AU BOUT DE LA NUIT
Bardamu : Louis-Ferdinand
Céline, écrivain français.
Bestombes (docteur) : Gustave Roussy (1874-1948), médecin et
cancérologue français, qui opéra le bras de Louis
Destouches fin 1914. Fondateur de l'Institut du cancer
de Villejuif qui porte aujourd'hui son nom.
Branledore : Albert Milon, sergent d'infanterie que Céline
rencontra au Val-de-Grâce pendant sa convalescence.
Henrouille (la vieille) : Céline Guillou (1847-1904), grand-mère
maternelle de Céline.
Henrouille (le père) : probablement la transposition de Fernand
Destouches (1865-1932), père de Louis-Ferdinand Céline.
Molly / Musyne : Elizabeth Craig (1902-1989), danseuse américaine.
Fait la connaissance de Céline à Genève vers 1929,
devient sa maîtresse, est la dédicataire du Voyage au
bout de la nuit. Elle retourne en Californie et
disparaît définitivement de la vie de Céline en 1933.
Miraculeusement retrouvée aux Etats-Unis en 1988 par
Alphonse Juilland et Jean Monnier, peu avant sa mort.
Le patron de la péniche : il s'agit du peintre Henri Mahé
(1907-1975), ami de Céline et propriétaire de La
Malamoa qu'il amarrait à Bougival, Croissy ou encore
Paris. Sa femme, Marguerite, dite Maguy Malosse
(1905-1995), qui y jouait de l'accordéon ou du piano,
est évoquée dans ce roman.
Parapine : Serge Metalnikov, savant russe de l'Institut Pasteur.
Robinson : face obscure de Bardamu, donc de Louis-Ferdinand Céline.
MORT A
CREDIT
Antoine
(oncle) : Georges
Destouches (1862-1945), oncle de Louis-Ferdinand.
Armide (tante) : peut-être Céline Aubry, veuve Damblanc
(1860-1948), grand-tante maternelle de Céline, et
ancienne experte en dentelles à Drouot.
Arthur (oncle) : Charles Destouches. Frère bohème et alcoolique de
Fernand Destouches, et oncle de Louis-Ferdinand.
Caroline (grand-mère) : Céline Guillou (1847-1904), grand-mère
maternelle de Louis-Ferdinand.
Courtial des Pereires : Raoul Marquis, plus connu sous le
pseudonyme d'Henry de Graffigny (1863-1934). Inventeur
loufoque, époux volage et écrivain polygraphe, qui a
publié de nombreux ouvrages de vulgarisation
scientifique. Il rencontre Louis Destouches à la revue
Euréka où ils collaboraient.
Edouard (oncle) : Louis Guillou (1874-1954), oncle maternel et
parrain de Céline. Tenait une boutique de vêtements de
pluie au 24, rue Lafayette, à Paris.
Hélène (tante) : Amélie Destouches (1869-1950). Sœur aventurière et
mondaine de Fernand Destouches et tante de
Louis-Ferdinand.
Rodolphe (oncle) : René Destouches. Frère de Fernand Destouches et
oncle de Louis-Ferdinand.
Sabayot (Gustave) : Jacques Destouches. Deuxième fils de Georges
Destouches et cousin germain de Louis-Ferdinand.
Poursuivait également des études de médecine.
Tom : Bob, fox-terrier acheté par Céline Guillou pour distraire son
petit-fils Louis-Ferdinand qui récupère le chien à la
mort de sa grand-mère en 1904.
GUIGNOL'S BAND
Cascade :
Joseph Garcin (1894-1960), ami de Céline qui
avait fréquenté le Milieu à Londres, durant la Première
Guerre mondiale.
Matthew (inspecteur) : probablement Joannin Vanni, commissaire de
police à Bezons pendant l'Occupation.
Nelson : Eugène Paul, dit Gen Paul (1895-1975), peintre
montmartrois et ami de Céline. Témoin du mariage de
Céline et Lucette Almanzor en 1936. Leur amitié se
brisera peu avant la Libération, et il refusera de
revoir Céline à son retour du Danemark. Vient voir le
corps avec Marcel Aymé mais n'assiste pas à son enterrement en 1961.
Rodiencourt (Sosthène de) : Edouard Bénédictus (1878-1930),
inventeur français du verre souple Triplex, employé par
le ministère des Inventions pendant la Première Guerre
mondiale. Collabore à la revue Euréka où il fait
la connaissance de Louis-Ferdinand Destouches.
FEERIE POUR UNE AUTRE FOIS
Amirale (Thérèse) : Jeanne
Loviton, dite Jean Voilier (1903-1996), femme de lettres
et éditrice française, héritière des éditions Denoël, en
conflit avec Céline après-guerre.
Arlette : Lucette Almanzor (née en 1912), épouse de Louis-Ferdinand
Céline.
Blérois : Chaunard, aquarelliste à Montmartre.
Briand : Théophile Briand (1891-1956),
poète breton, fondateur du journal Le Goéland.
Charles : Charles de Gaulle (1890-1970), militaire et homme d'Etat
français.
Charmoise : Robert Chamfleury, voisin de Céline rue Girardon,
résistant, qui publiera un témoignage favorable à
l'écrivain dans les Cahiers de l'Herne.
Ciboire : Paul Claudel (1868-1955), écrivain français.
Clauriac (ou Lauriac) : François Mauriac (1885-1970), écrivain
français.
Courtial : Raoul Marquis, alias Henry de Graffigny (voir Courtial
des Pereires dans Mort à crédit).
Denoël : Robert Denoël (1902-1945), éditeur belge qui publia
Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit et nombre
d'autres livres de Céline. Assassiné en 1945, à Paris.
Edith : Edith Follet (1899-1991), seconde épouse de Céline, à
Rennes.
Elizabeth : voir Molly dans Voyage au bout de la nuit.
Elsa (la petite) : Elsa Triolet (1896-1970), romancière française
et co-traductrice en russe du Voyage au bout de la
nuit.
Empième (Marc) : Marcel Aymé (1902-1967), écrivain français, ami et
voisin de Céline à Montmartre.
Follet : Athanase Follet (1867-1932), ancien beau-père de Céline,
doyen de la faculté de médecine de Rennes.
Hortensia (Gaëtan Serge d') : Guy de Girard
de Charbonnières (1907-1990), diplomate français, en
poste à Copenhague au moment de l'exil danois de Céline.
C'est lui qui réclamera l'extradition de l'écrivain.
Ennemi obsessionnel de Céline.
Janine : Suzanne Nebout (1891-1922), première épouse de Céline, à
Londres, en 1916.
Joseph : Joseph Staline (1879-1953), homme d'Etat soviétique.
Jules (ou Julot) : voir Nelson dans Guignol's band.
Labric : Pierre Labric (1891-1972), acteur de cinéma et maire de la
Commune libre de Montmartre.
Lambrecaze : Jean-Gabriel Daragnès (1886-1950), graveur et
illustrateur de Montmartre, ami de Céline, très présent
pendant l'exil danois.
Larengon : Louis Aragon (1897-1982), écrivain français.
Larpente (Jules) : voir Nelson dans Guignol's band.
Le Coz (sœurs) : propriétaires d'une crêperie de Saint-Malo où
Céline avait coutume d'aller.
Lili : Lucette Almanzor (voir Arlette).
Mahé : Henri Mahé (voir patron de la péniche dans Voyage).
Marie (Mlle) : Maria Le Bannier (1890-1964), amie chez qui Céline
logeait à Saint-Malo dans un appartement de l'ancien
hôtel Franklin.
Marie-Louise : Henriette Anne Nebout (1889-1966), dite
Marie-Louise, sœur de Suzanne Nebout et donc
ex-belle-sœur de Céline.
Montandon : Georges Montandon (1879-1944), ethnologue français,
auteur de Comment reconnaître le Juif ? en 1940.
Nartre (ou Narte ou le môme Bartre) : Jean-Paul Sartre (1905-1980),
écrivain et philosophe français violemment pris à partie
par Céline dans A l'agité du bocal.
Nonoze : Jean Nocetti (1896-1968), violoniste qui a signé la
musique de la chanson de Céline " Règlements ".
Pasco Rio : Paco Durio, céramiste et ciseleur, ami de Gauguin.
René : René de Chateaubriand (1768-1848), écrivain français enterré
à Saint-Malo.
Roger la complainte : Roger Lecuyer, ami de Céline, auteur de
chansons.
Saint François : François Mauriac (voir Clauriac).
Tabois (Madame) : Geneviève Tabouis (1892-1985), résistante et
journaliste française, célèbre dans les années 1950 pour
ses émissions sur RTL.
Tailhefer : André Tailhefer (1896-1963), médecin de Céline et
Lucette à Meudon.
Tayar (Eliane) : Eliane Tayar (1904-1986), assistante du
réalisateur Carl Dreyer, familière de La Malamoa,
le bateau d'Henri Mahé fréquenté par Céline.
Théo : voir à Briand.
Vendôme (duc Ayer de) : René Mayer (1895-1972), homme politique
français, ministre de la Justice au moment où Céline
était poursuivi après la guerre.
D'UN CHATEAU L'AUTRE, NORD, RIGODON
Abetz : Otto Abetz
(1903-1958), ambassadeur d'Allemagne à Paris durant
l'Occupation.
Achille (Brottin) : Gaston Gallimard (1881-1975), éditeur chez qui
Céline publie à partir de 1951. La maison d'édition qui
porte son nom est située rue Sébastien-Brottin, à Paris.
Amery : John Amery (1912-1945), fils d'un ministre britannique
engagé dans la Legion of St George aux côtés des
Allemands.
Anita : Antoinette Lassance, dite Tinou, épouse de Robert Le Vigan.
Arlette : Arletty (1898-1992), comédienne française, amie de
Céline.
Barjavel : René Barjavel (1911-1985), romancier français et chef de
fabrication chez Denoël avant-guerre, où il connut
Céline.
Bébert : chat de Céline (1935-1954). Il avait appartenu à Robert Le
Vigan, qui l'avait acheté à La Samaritaine avant de
l'offrir à ses amis dans les derniers mois de la guerre.
Bécart : docteur Auguste Bécart (1896-1954), ami de Céline.
Bérengères (Gertrut) : combinaison de l'éditeur Jean-Claude
Fasquelle et de Paul Marteau (1885-1966), mécène qui
aida Céline à son retour d'exil.
Bichelonne : Jean Bichelonne (1904-1944), technocrate, secrétaire
d'Etat à la Production industrielle sous Vichy.
Bolloré (Mme) : Renée Bolloré (1926-1981),
épouse de Gwenn-Aël Bolloré et tante de l'homme
d'affaires Vincent Bolloré. A acheté à Céline le
manuscrit de Nord.
Bonnard : Abel Bonnard (1883-1968), ministre de l'Education
nationale sous Vichy.
Bourdonnais (Fred) : Robert Denoël (1902-1945), éditeur. Avait
racheté la librairie Les Trois Magots, avenue de La
Bourdonnais, à Paris.
Bridoux : Eugène Bridoux (1888-1955), sous-secrétaire d'Etat à la
Défense nationale sous Vichy.
Brinon : Fernand de Brinon (1885-1947), préside la commission
gouvernementale de Pétain à Sigmaringen.
Brisson : Pierre Brisson (1896-1964), directeur du Figaro.
Brottin : voir à Achille.
Buste-à-pattes : Henry de Montherlant (1895-1972), écrivain
français (parfois également surnommé par Céline " Henri
le Torero " en raison de son amour de la corrida.
Carbougnat (ambassadeur) : Guy de Girard de Charbonnières (voir à
Hortensia dans Féerie).
Carbuccia : Horace de Carbuccia (1891-1975), fondateur de
l'hebdomadaire d'extrême-droite Gringoire.
Carthage (Hérold) : Jean Herold-Paquis (1912-1945), célèbre speaker
de Radio-Paris pendant l'Occupation.
Chamarande (Mlle de) : Maud de Belleroche, née en 1922.
Chamouin (docteur) : Germinal Chamouin (1901-1977), infirmier qui
aida Céline à Sigmaringen et accompagna sa fuite vers le
Danemark.
Constantini : Pierre Constantini, journaliste de la Collaboration
qui dirigea la Ligue française.
Cousteau : Pierre-Antoine Cousteau (1906-1958), frère du célèbre
commandant, rédacteur en chef du journal
collaborationniste Je suis partout. Polémiquera
violemment avec Céline après-guerre.
Cul-de-jatte (le) : Erich Scherz Jr, fils du Rittmeister Erich
Scherz, atteint de poliomyélite.
Dreyfus : Pierre Dreyfus (1907-1994), qui, à partir de 1955,
dirigea les usines Renault, proches de la maison de
Céline à Meudon.
Ducourneau : Jean A. Ducourneau (1919-1975). Chargé par Gallimard
d'établir le premier volume des romans de Céline à La
Pléiade.
Dumel : Georges Duhamel (1884-1966), homme de lettres français.
Dur-de-mèche : André Malraux (1901-1976), écrivain et homme
politique français.
Ferdonnet : Paul Ferdonnet (1901-1945), speaker français sur les
ondes de Radio-Stuttgart.
Frime (abbé) : Henri Grouès, dit abbé Pierre (1912-2007), célèbre
pour avoir lancé son appel en hiver 1954.
Fualdès (marquise) : Jeanne Loviton, alias Jean Voilier
(1903-1996), femme de lettres et héritière des éditions
Denoël (voir aussi Amirale dans Féerie). Présente
lors de l'assassinat de Robert Denoël, en 1945.
Soupçonnée par Céline d'être complice de cet assassinat.
Son surnom fait référence au crime fameux de Fualdès, en
1817, commis pendant que des complices détournaient
l'attention en jouant de la musique.
Gaugaule : Charles de Gaulle (voir à Charles dans Féerie).
Gertrut : voir Bérengères.
Harras : docteur Hauboldt, président de la Chambre des médecins de
Berlin, qui supervisa le séjour de Céline à Kraenzlin.
Ichok : Grégoire Ichok (1892-1940), médecin en conflit avec Céline
au dispensaire de Clichy.
Kroukrouzof (ou Kroukrou) : Nikita Khrouchtchev (1894-1971), homme
d'Etat soviétique.
La Vigue : Robert Coquillaud, dit Le Vigan (1900-1972), comédien
célèbre (Goupi Mains Rouges, Les disparus de Saint-Agil...),
qui accompagna Céline et son épouse durant leur fuite en
Allemagne.
Leiden (baron-comte Rittmeister von) : Erich Scherz (mort en 1947),
propriétaire du domaine où Céline séjourna, près de
Kraenzlin, à l'automne 1945.
Leiden (Cillie von) : Anne-Marie Scherz, petite-fille d'Erich
Scherz.
Leiden (Isis von) : Asta Scherz, belle-fille d'Erich Scherz, épouse
du " cul-de-jatte ".
Leiden (Marie-Thérèse von) : fille d'Erich Scherz.
Lesca : Charles Lesca (1871-1948), directeur de Je suis partout.
Loukoum (Norbert) : Jean Paulhan (1884-1968), homme de
lettres français. L'un des principaux correspondants de
Céline chez Gallimard.
Madeleine : Madeleine Jacob (1896-1985), célèbre journaliste de
Libération et de L'Humanité.
Marcel : voir Empième dans Féerie.
Marie (Mlle) : Marie Canavaggia (1896-1976), traductrice et fidèle
collaboratrice de Céline, dont elle " mettait au propre
" les manuscrits.
Marion : Paul Marion (1899-1954), secrétaire général à
l'Information et à la Propagande de Vichy.
Mattey : Pierre Mathé (1882-1956), commissaire général à
l'Agriculture et au Ravitaillement de Vichy.
Millamac : Harold Macmillan (1894-1986), homme politique anglais.
Morny (Gertrut de) : voir à Bérengères.
Nordling : Raoul Nordling (1881-1962), consul général de Suède à
Paris. Actif dans le soutien à Céline durant l'exil
danois.
Paqui (Herold) : voir à Carthage.
Paraz : Albert Paraz (1899-1957), écrivain français, ami de Céline
avec lequel il échangea une abondante correspondance.
Petzareff : Pierre Lazareff (1902-1972), célèbre patron de presse
qui dirigea France-Soir.
Poulet : Robert Poulet (1893-1989), romancier et critique belge
auteur des Entretiens familiers avec L.-F. Céline
(Plon, 1958).
Raumnitz (von) : Karl Boemelburg (1883-1946), haut dignitaire nazi,
Gauleiter de Sigmaringen.
Restif (Horace) : Jean Filliol (1909-?), cofondateur du mouvement
d'extrême-droite La Cagoule, activiste soupçonné
de l'assassinat des frères Rosselli.
Roger : Roger Nimier (1925-1962), écrivain français, indéfectible
soutien de Céline chez Gallimard et dans le monde des
lettres de l'après-guerre.
Sekout-Marrant : Ahmed Sékou-Touré (1922-1984), leader politique
guinéen.
Simon : Michel Simon (1895-1975), comédien, ami de Céline, qui
enregistra sur disque des passages du Voyage au bout
de la nuit.
Suzanne : voir à Janine dans Féerie.
Taenia (Le) : voir à Nartre dans Féerie.
Tirelire (abbé) : voir à Frime.
Triolette (Madame) : voir à Elsa dans
Féerie.
Vaillant (Etienne) : Roger Vailland (1907-1965), écrivain français.
A écrit en 1950 son regret de n'avoir pas assassiné
Céline à la fin de la guerre. Ce qui lui vaudra la haine
tenace de l'auteur de Mort à crédit.
(J. Dupuis et D. Alliot, Lire hors-série n°7, 2008).
* AGATHE.
Il se faisait des belles
relations... C'était le rendez-vous des éleveurs... Je
le laissais causer... Moi la boniche elle me revenait
bien... Elle avait le cul presque carré tellement qu'il
était fait en muscles. Ses nichons aussi de même c'était
pas croyable comme dureté... Plus on secouait dessus,
plus ils se tendaient... Une défense terrible... On y
avait jamais mangé le crac. Je lui ai tout montré... ce
que je savais... Ce fut un coup magnétique ! Elle
voulait quitter son débit, venir avec nous à la ferme !
Avec la mère des Pereires, ça aurait pas été possible...
Surtout qu'à présent la vieille elle sentait un peu la
vapeur... Elle trouvait qu'on y allait souvent du côté
de ce Mesloir...
(...) A la boniche, la dure AGATHE, je lui ai montré que par
derrière c'est encore bien plus violent... Du coup, je
peux dire qu'elle m'adorait... Elle me proposait de
faire tout pour moi... Je l'ai repassée un peu à
Courtial, qu'il voye comme elle était dressée ! Elle a
bien voulu... Elle serait entrée en maison, j'avais
vraiment qu'un signe à faire... Pourtant c'est pas par
la toilette que je l'ai envoûtée !... On aurait fait
peur aux moineaux !... Ni pour le flouze !... On lui
filait jamais un liard !... C'était le prestige parisien
! Voilà.
(...) A la " Grosse Boule " comme
ça peu à peu, nous étions devenus populaires... Ils
l'avaient pris, nos simples ivrognes, le vif goût des
courses !... Il fallait même les modérer... Ils
risquaient leurs fafiots sans peine... Ils voulaient
flamber des trois thunes sur un seul canard !... On
refusait net de pareilles mises !... On était plus bons
nous autres pour les grandes rancunes... On gardait la
paille au cul... avec des extrêmes méfiances...
AGATHE, la bonne, elle se marrait bien, elle prenait
tout le bon temps possible !... Elle tournait putain sur
place... C'était les sautes de notre rombière qui nous
emmerdaient davantage !...
(...) A la " Grosse Boule " on y
est retournés... Qu'une seule fois pour voir... Bien mal
nous en prit, Nom de Dieu ! Comme on a reçu un sale
accueil ! AGATHE, la boniche, elle était plus là,
elle était partie en bombe avec le tambour de la ville,
un père de famille !... Ils s'étaient mis ensemble " au
vice "... C'est moi qu'on rendait responsable de cette
turpitude ! Dans le village et les environs, tout le
monde m'accusait... et tous pourtant l'avaient tringlée
!... Y avait pas d'erreur ! Je l'avais pervertie !
qu'ils disaient... Ils voulaient plus nous connaître ni
l'un ni l'autre !... Ils refusaient de jouer avec
nous... Ils voulaient plus écouter nos " partants " pour
Chantilly... A présent c'était le coiffeur en face de la
Poste qui ramassait tous les enjeux !... Il avait repris
tout notre système, avec les enveloppes et les
timbres...
(Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.569).
************************
* AIMÉE.
Baryton faisait en
mangeant, avec sa langue et sa bouche, énormément de
bruit. Sa fille se tenait toujours à sa droite. Malgré
ses dix ans elle semblait déjà flétrie à jamais sa fille
AIMÉE. Quelque chose d'inanimé, un incurable
teint grisaille estompait AIMÉE à notre vue,
comme si des petits nuages malsains lui fussent
continuellement passés devant la figure.
(...) Son Asile n'était point un lieu absolument sinistre. Peu de grilles,
quelques cachots seulement. Le sujet le plus inquiétant,
c'était peut-être encore parmi tous, la petite AIMÉE
sa propre fille. Elle ne comptait pas parmi les malades
cette enfant, mais le milieu la hantait.
(...) De temps en temps, à l'Asile, nous passions par une alerte à cause
de sa fillette, AIMÉE. Soudain, à l'heure du
dîner, on ne la retrouvait plus ni dans le jardin, ni
dans sa chambre. Pour ma part, je m'attendais toujours à
la retrouver un beau soir, dépecée derrière un bosquet.
Avec nos fous déambulant partout, le pire pouvait lui
advenir. Elle avait échappé d'ailleurs de justesse au
viol, bien des fois déjà. Et alors c'étaient des cris,
des douches, des éclaircissements à n'en plus finir. On
avait beau lui défendre de passer par certaines allées
trop abritées, elle y retournait cette enfant,
invinciblement, dans les petits coins. Son père ne
manquait pas à chaque fois de la fesser mémorablement.
Rien n'y faisait. Je crois qu'elle aimait l'ensemble.
(...) Un jour après le déjeuner il l'a sortie son idée. D'abord il nous
fit servir un saladier tout plein de mon dessert favori,
des fraises à la crème. Ça m'a semblé tout de suite
suspect. En effet, à peine avais-je fini de bouffer sa
dernière fraise qu'il m'attaquait d'autorité.
- Ferdinand, qu'il me fit comme ça, je me suis demandé si vous
consentiriez à donner quelques leçons d'anglais à ma
petite fille AIMEE ?... Qu'en dites-vous ?... Je sais
que vous possédez un excellent accent... Et dans
l'anglais n'est-ce-pas, l'accent c'est l'essentiel !...
Et puis d'ailleurs soit dit sans vous flatter vous êtes,
Ferdinand, la complaisance même...
- Mais certainement, monsieur Baryton, que je lui répondis moi, pris de
court...
(...) Baryton tint à assister
aux leçons, à toutes les leçons que je donnais à sa
fille. En dépit de toute ma sollicitude inquiète, la
pauvre petite AIMÉE ne mordait guère à l'anglais,
pas du tout à vrai dire. Au fond elle ne tenait guère la
pauvre AIMÉE à savoir ce que tous ces mots
nouveaux voulaient bien dire. Elle se demandait même ce
que nous lui voulions nous tous en insistant, vicieux,
de la sorte, pour qu'elle en retienne réellement la
signification. Elle ne pleurait pas, mais c'était tout
juste. Elle aurait préféré AIMÉE qu'on la laisse
se débrouiller gentiment avec le petit peu de français
qu'elle savait déjà et dont les difficultés et les
facilités lui suffisaient amplement pour occuper sa vie
entière.
Mais son père, lui, ne l'entendait pas du tout de cette oreille. " Il
faut que tu deviennes une jeune fille moderne ma petite
AIMEE ! " la stimulait-il, inlassablement, question de
la consoler... " J'ai bien souffert, moi, ton père, de
n'avoir pas su assez d'anglais pour me débrouiller comme
il fallait dans la clientèle étrangère... Va ! Ne pleure
pas ma petite chérie !... Ecoute plutôt M. Bardamu si
patient, si aimable et quand tu sauras faire à ton tour
les " the " avec ta langue comme il te montre, je te la
payerai, c'est promis, une jolie bicyclette toute nic-ke-lée...
"
(Voyage au bout de la nuit, Livre de poche, 1956, p.429).
***********************
* Le sergent ALCIDE.
" Le matériel à écrire
d'ALCIDE tenait dans une petite boîte à biscuits
tout comme celle que j'avais connue à Branledore, tout à
fait la même. Tous les sergents rengagés avaient donc la
même habitude. Mais quand il me vit l'ouvrir sa boîte,
ALCIDE, il eut un geste qui me surprit pour m'en
empêcher. J'étais gêné. " Ah ! ouvre-là, va ! qu'il a
dit enfin. Va ça ne fait rien ! " Tout de suite à
l'envers du couvercle était collée une photo d'une
petite fille. Rien que la tête, une petite figure bien
douce d'ailleurs avec des longues boucles, comme on les
portait dans ce temps-là. Je pris le papier, la plume et
je refermai vivement la boîte.
J'imaginais tout de suite
qu'il s'agissait d'un enfant, à lui, dont il avait évité
de me parler jusque-là. Il bafouillait. Je ne savais
plus où me mettre moi. Il fallait bien que je l'aide à
me faire sa confidence. Ça
serait une confidence tout à fait pénible à écouter,
j'en étais sûr. - C'est rien ! l'entendis-je enfin.
C'est la fille de mon frère... Ils sont morts tous les
deux... - Ses parents ?... - Oui, ses parents... - Qui
l'élève alors maintenant ? Ta mère ? que je demandai
moi, comme ça, pour manifester de l'intérêt. - Ma mère,
je l'ai plus non plus... - Qui alors ? - Eh bien moi !
Il ricanait, cramoisi ALCIDE, comme s'il venait
de faire quelque chose de pas convenable du tout. Il se
reprit hâtif : - C'est-à-dire je vais
t'expliquer...
Je la fais élever à Bordeaux chez les Sœurs... Mais pas
des Sœurs pour les pauvres, tu me comprends hein !...
Chez des Sœurs " bien "... Puisque c'est moi qui m'en
occupe, alors tu peux être tranquille. Je veux que rien
lui manque ! Ginette qu'elle s'appelle ... C'est une
gentille petite fille ... Comme sa mère d'ailleurs...
Elle m'écrit, elle fait des progrès, seulement, tu sais,
les pensions comme ça, c'est cher... Surtout que
maintenant elle a dix ans... Je voudrais qu'elle
apprenne le piano en même temps... Qu'est-ce que t'en
dis toi du piano ?... C'est bien, le piano, hein, pour
les filles ?... Tu crois pas ?... Et l'anglais ? C'est
utile l'anglais aussi ?... Tu sais l'anglais toi ?...
Je ne savais pas quoi lui
répondre moi, je n'étais pas très compétent, mais il me
dépassait tellement par le cœur que j'en devins tout
rouge... A côté d'ALCIDE, rien qu'un mufle
impuissant moi, épais, et vain j'étais, ... Y avait pas
à chiquer. C'était net. Je n'osais plus lui parler, je
m'en sentais soudain énormément indigne de lui parler.
Moi qui hier encore le négligeais et même le méprisais
un peu, ALCIDE. - Iras-tu bientôt la voir ? - Je
crois que je ne pourrai pas avant trois ans... Tu
comprends ici, je fais un peu de commerce... Alors ça
lui aide bien... Si je partais en congé à présent, au
retour la place serait prise ... surtout avec l'autre
vache... Ainsi, ALCIDE demandait-il à redoubler
son séjour, à faire six ans de suite à Topo, au lieu de
trois, pour la petite nièce dont il ne possédait que
quelques lettres et ce petit portrait.
Evidemment ALCIDE
évoluait dans le sublime à son aise et pour ainsi dire
familièrement, il tutoyait les anges, ce garçon, et il
n'avait l'air de rien. Il avait offert sans presque s'en
douter à une petite fille vaguement parente des
années de torture, l'annihilement de sa pauvre vie dans
cette monotonie torride, sans conditions, sans
marchandage, sans intérêt que celui de son bon cœur. Il
offrait à cette petite fille lointaine assez de
tendresse pour refaire un monde entier et cela ne se
voyait pas. Il s'endormit d'un coup, à la lueur de la
bougie. Je finis par me relever pour bien regarder ses
traits à la lumière. Il dormait comme tout le monde. Il
avait l'air bien ordinaire. Ça
serait pourtant pas si bête s'il y avait quelque chose
pour distinguer les bons des méchants. "
(Voyage au
bout de la nuit, folio, Gallimard, page 160).
**********************
* ANTOINE.
Un tantôt à force, ANTOINE,
il se tenait plus du tout en place. Il hurlait si fort
ses chansons qu'on l'entendait dans toute la cour
jusqu'au fond chez la concierge... Il s'était remonté de
l'absinthe et des quantités de biscuits. On a tous cassé
la croûte. C'est nous deux Robert et moi, qui mettions à
rafraîchir, sous les robinets du palier, toute la
livraison des canettes. On les prenait à crédit, des
paniers complets. Seulement y avait du tirage... les
épiciers, ils faisaient vilain... C'était de la folie
dans un sens... Tout le monde avait perdu la boule,
c'était l'effet de la canicule et de la liberté.
La patronne est venue avec nous.
ANTOINE s'est assis contre elle. On rigolait de
les voir peloter. Il lui cherchait ses jarretelles. Il
lui retroussait ses jupons. Elle ricanait comme une
bique. Y avait de quoi lui foutre une pâtée tellement
qu'elle était crispante... Il lui a sorti un nichon.
Elle restait comme ça devant, ravie. Il nous a versé
tout le fond de sa bouteille. On l'a finie avec Robert.
On a liché le verre. C'était meilleur que du banyuls...
Finalement tout le monde était saoul. C'était la folie
des sens... Alors ANTOINE, il lui a retroussé
toutes ses cottes, à la patronne comme ça d'un
seul coup ! Haut par dessus tête... Il s'est redressé
debout aussi, et puis telle quelle, emmitouflée, il l'a
repoussée dans sa chambre... Elle se marrait
toujours... Elle tenait le fou rire... Ils ont refermé
la lourde sur eux... Elle arrêtait pas de glousser.
Nous deux, Robert et moi,
c'était le moment qu'on grimpe sur le fourneau de la
cuistance pour assister au spectacle... C'était bien
choisi comme perchoir... On plongeait en plein sur le
page... Y avait pas d'erreur. ANTOINE tout de suite, il
l'a basculée à genoux, la grosse môme... Il était
extrêmement brutal... Elle avait comme ça le cul en
l'air... Il lui faisait des drôleries... Il trouvait pas
son appareil... Il déchirait les volants... Il déchirait
tout... Et puis il s'est raccroché. Il a sorti son
polard... Il s'est foutu à la renifler. Et c'était pas
du simili... Jamais je l'aurais cru si sauvage... J'en
revenais pas... Il grognait comme un cochon... Elle
poussait des râles aussi... Et des beaucoup plus aigus
chaque fois qu'il chargeait... C'est vrai, ce que Robert
m'avait dit à propos de ses fesses, à elle... Maintenant
on les voyait bien... Toutes rouges... énormes,
écarlates !...
Le pantalon enfin volant, il
était plus que des loques... C'était tout mouillé
autour... ANTOINE il venait buter dur en plein
dans le poitrail... Chaque fois, ça claquait... Ils
s'agitaient comme des sauvages... Il pouvait sûrement la
crever de la manière qu'il s'élançait... Son falzar, il
lui traînait le long des mollets jusque par terre... Sa
blouse le gênait encore, il s'est dépiauté d'un seul
coup... Elle est tombée à côté de nous... Il était à
poil à présent... Seulement qu'il gardait ses
chaussons... ceux du patron... les minets brodés. Dans
sa fougue pour la caresser, il a dérapé du tapis, il est
allé se cogner la tronche de travers dans le barreau du
lit... Il fumait comme un voleur... Il se tâtait le
cassis... Il avait des bosses, il décolle... Il s'y
remet, furieux. " Ah ! la salope ! alors qu'il ressaute
! Ah ! la garce ! " Il lui fout un coup de genou en
plein dans les côtes ! Elle voulait se barrer, elle
faisait des façons...
" ANTOINE ! ANTOINE ! J'en
peux plus !... Je t'en supplie, laisse-moi, mon amour
!... Fais attention !... Me fais pas un môme !... Je
suis toute trempée !... " Elle réclamait, c'était du mou
!...
" Ça va ! Ça va ! ma charogne ! boucle ta gueule ! Ouvre ton panier !... "
Il l'écoutait pas, il la requinquait à bout de bite avec
trois grandes baffes dans le buffet... Ça résonnait
dur... Elle en suffoquait la garce... Elle faisait un
bruit comme une forge... Je me demandais s'il allait pas
la tuer ?... La finir sur place ?...
Il lui filait une vache trempe en même temps qu'il l'encadrait. Ils en
rugissaient en fauves... Elle prenait son pied... Robert
il en menait plus large. On est descendus de notre
tremplin. On est retourné à l'établi. On s'est tenus
peinards... On avait voulu du spectacle... On était
servis !... Seulement c'était périlleux... Ils
continuaient la corrida. On est descendu dans la cour...
chercher le seau et les balais, soi-disant pour faire le
ménage... On est rentrés chez la concierge, on aimait
mieux pas être là, dans le cas qu'il l'étranglerait...
(Mort à crédit, Gallimard, 1990, p. 206).
********************
*
Mme ARMANDINE.
(...) je peux parler fort !...
elle m'entend pas !... je voudrais savoir ce qu'ils lui
ont fait à Versailles ?... c'est l'autre qui me répond,
l'autre dame, pas gênée du tout ! ah... celle-là, on
peut dire, causante ! je la connais pas, je l'ai jamais
vue... d'où qu'elle sort ?... elle me renseigne... - "
Nous nous sommes connues à Versailles... aux " cancéreux
" ! ... oui, Docteur ! " Elles sont devenues très
amies, Mme Niçois, elle... - " Moi, n'est-ce pas,
c'était pour un sein, Docteur ! - Oui ! oui, madame ! -
Ils me l'ont enlevé !... je ne crois pas que c'était
utile !... du tout !... une idée à eux ! une idée !... "
Ah ! ce qu'ils étaient drôles à Versailles !
stupides ! elle en rit ! elle en pouffe ! s'esclaffe
!... Qu'elle en pique une crise ! si idiots, ces gens de
l'Hôpital ! tordants vraiment !... qu'ils l'ont prise
pour une cancéreuse ! hi ! hi ! hi ! Pour Mme Niçois ils
ont vu !... là très bien vu ! aucun doute pour elle,
aucun doute !... absolument cancéreuse !... pas pour
longtemps la pauvre femme ! - " C'est bien votre avis
aussi, Docteur ? - Oh oui !... certainement, madame ! -
Appelez-moi Mme ARMANDINE ? voulez-vous, Docteur
? "
La
voilà repartie en hi ! hi ! hi !... qu'elle me trouve
tout d'un coup trop drôle ! aussi ! moi aussi ! - "
Docteur Haricot, je vous appelle !... vous n'avez plus
du tout de clients, il paraît ! hi ! hi ! hi ! plus un
client !... Mme Niçois m'a raconté ! plus du tout !...
plus rien... hi ! hi !... tout raconté !... " Je me
permets... - " Quel âge avez-vous, madame ? - Le même
âge qu'elle ! soixante et douze ans dans un mois ! mais
elle, vous la voyez, Docteur ! quel état !... vous vous
êtes tout de même aperçu, Docteur Haricot ! hi ! hi ! hi
!... tandis que moi vous pouvez voir !... tâtez ! j'ai
jamais été si allante !
Je vois bien qu'elle est un peu
nerveuse... même franchement fêlée... mais tout de même
encore une sorte de juvénile vigueur pour soixante et
douze ans ! et cancéreuse... et même encore une
coquetterie... la preuve la jupe écossaise !... plissée
! et ses cils et sourcils au bleu !... son imperméable
bleu de même !... couleur de ses yeux !... yeux bleu
poupée !... les pommettes faites... très roses, pastel
!... voilà la personne ! la bouche en sourire de
poupée... mutine, avenante... elle s'arrête juste de
sourire le temps de ses petites crises de hi ! hi !...
elle donne pas dans la tristesse ! elle se ramène une
chouette compagne Mme Niçois, elle s'ennuiera plus ! pas
que ça ait l'air de la faire parler !... non ! elle
parle plus du tout !... je lui demande comment elle se
trouve mieux ?... elle me répond pas... oh, mais ARMANDINE me répond... elle sait tout... elle était
le lit à côté ! elle a vu... on a soigné Mme Niçois pas
seulement pour son cancer... hi ! hi ! hi !... elle
était là !... hi ! hi !... elle a en plus eu un accès,
là-bas ! bel et bien !... tout un côté paralysé !... oui
!... hi ! hi !... voilà la raison qu'elle parle plus
!...
- " Vous comprenez, elle fait sous elle !...
hi ! hi ! hi !..." Elle me rassure... elle la tiendra
propre ! - " Puisque nous demeurons ensemble ! oh ! la
propreté avant tout !... j'ai l'habitude des personnes
âgées !... Docteur, vous pouvez être tranquille... - Bon
!... bon !... tant mieux ! mais les pansements ? - Vous
viendrez lui refaire tous les jours !... le chirurgien a
bien insisté ! et badigeonnages ! il a dit que vous
sauriez très bien ! Moi vous n'aurez pas à m'en faire
!... ils n'en revenaient pas à Versailles la manière que
je me suis guérie ! plus vite que les jeunes ! huit
jours, j'étais cicatrisée ! hi ! hi ! hi !... tenez
d'ailleurs, vous pouvez regarder vous-même !... et
Madame aussi peut voir ! votre femme !... elle est
danseuse, il paraît ! regardez ! "
Elle se lève du banc, elle part au milieu de
la pelouse... et là, elle se retrousse ! et hop !...
jupe, jupons ! et elle se renverse !... à la renverse !
pont arrière ! en souplesse !... et là comme ça une
jambe en l'air, toute droite, dardée !... comme la Tour
Eiffel !... - " Bravo !... bravo !... "
(CA,
Gallimard, folio, p.441).
*********************
* ONCLE ARTHUR.
L'ONCLE ARTHUR
était ravagé par les dettes. De la rue Cambronne à
Grenelle, il avait emprunté tellement et jamais rendu à
personne que sa vie était plus possible, un panier
percé. Une nuit, il a déménagé à la cloche de bois. Un
poteau est venu pour l'aider. Ils ont arrimé leur bazar
sur une voiture avec un âne. Ils s'en allaient aux
environs. Ils sont passés nous avertir, comme on était
déjà couchés.
La compagne d'ARTHUR, la boniche, il profitait pour la plaquer...
Elle avait parlé de vitriol... Enfin c'était le moment
qu'il se barre ! Ils avaient repéré une cambuse avec son
copain, où personne viendrait l'emmerder, sur les
coteaux d'Athis-Mons. Le lendemain déjà les créanciers,
ils se sont rabattus sur nous. Ils démarraient plus du
Passage les vaches !... Ils allèrent même relancer Papa
au bureau à la Coccinelle. C'était une honte. Du coup,
il faisait atroce mon père... Il retournait au pétard...
- Quelle clique ! Quelle engeance !...
Quelle sale racaille toute cette famille ! Jamais une
minute tranquille ! On vient me faire
chier même au
boulot !... Mes frères se tiennent comme des bagnards !
Ma sœur vend son cul en Russie ! Mon fils a déjà tous
les vices ! Je suis joli ! Ah ! je suis fadé !... Ma
mère elle trouvait rien à redire... Elle essayait plus
de discuter... Il pouvait s'en payer des tranches...
" Nous irons le voir dimanche prochain !... qu'a alors décidé mon père. Je
lui dirai, moi, d'homme à homme, toute ma manière de
penser !... "
Nous partîmes à l'aube pour le
trouver à coup sûr pour pas qu'il soye déjà en bombe...
D'abord on s'est trompés de route... Enfin on l'a
découvert ... Je croyais le trouver l'ONCLE ARTHUR,
ratatiné, repentant, tout à fait foireux, dans un recoin
d'une caverne, traqué par trois cents gendarmes... et
grignotant des rats confits... Ça se passait ça dans les
" Belles-Images " pour les forçats évadés... L'ONCLE
ARTHUR c'était autre chose... Nous le trouvâmes
attablé déjà au bistrot à la " Belle Adèle ". Il nous
fit fête sous les bosquets... Il buvait sec à crédit et
pas du vinaigre !... Un petit muscadet rosé... Un "
reglinguet " de première zone... Il se portait à
merveille... Jamais il s'était senti mieux... Il égayait
tout le voisinage... On le trouvait incomparable... On
accourait pour l'entendre... Jamais il y avait eu tant
de clients à la " Belle Adèle "... Toutes les chaises
étaient occupées, y en avait des gens plein les
marches... Tous les petits propriétaires depuis Juvisy...
en faux panamas... Et tous les pêcheurs du bief, en
sabots, remontaient à la " Belle Adèle " pour
l'apéritif, exprès pour rencontrer l'ONCLE ARTHUR.
Jamais ils rigolaient autant.
(...) " ARTHUR ! Veux-tu
m'écouter un instant !... Tes créanciers sont suspendus
à notre porte !... du matin au soir !... Ils nous
harcèlent !... M'entends-tu ? " ARTHUR balayait
d'un geste ces évocations miteuses. Et mon père, il le
regardait comme un pauvre obstiné ballot... Il avait
pitié en somme !
" Allons venez tous par ici !... Viens Auguste ! Tu parleras plus tard !
Je vais vous montrer le plus beau point de vue de la
région !... Saint-Germain n'existe pas !... Encore un
petit raidillon... Le chemin de gauche et puis la voûte
de verdure... Au bout c'est mon atelier !... "
(Mort
à crédit, Gallimard, 1990, p. 126).
**********************
* Docteur BARYTON.
La réalisation du docteur
BARYTON, le patron. Un radin d'ailleurs, ce
compère, qui m'agréa pour un tout petit salaire, mais
avec un contrat et des clauses longues comme ça, toutes
à son avantage évidemment. Un patron en somme. Nous
n'étions dans son Asile qu'à peine rémunérés, c'était
vrai, mais par contre nourris pas mal et couchés tout à
fait bien. On pouvait s'envoyer aussi les infirmières.
C'était permis et bien entendu tacitement. BARYTON,
le patron, n'y trouvait rien à redire à ces
divertissements et il avait même remarqué que ces
facilités érotiques attachaient le personnel à la
maison. Pas bête, pas sévère.
(...) Un jour après le déjeuner
il l'a sortie son idée. D'abord il nous fit servir un
saladier tout plein de mon dessert favori, des fraises à
la crème. Ça m'a semblé tout de suite suspect. En effet,
à peine avais-je fini de bouffer sa dernière fraise
qu'il
m'attaquait d'autorité.
- Ferdinand, qu'il me fit comme ça, je me suis demandé
si vous consentiriez à donner quelques leçons d'anglais
à ma petite fille Aimée ?... Qu'en dites-vous ?... Je
sais que vous possédez un excellent accent... Et dans
l'anglais n'est-ce pas, l'accent c'est l'essentiel !...
Et puis d'ailleurs soit dit sans vous flatter vous êtes,
Ferdinand, la complaisance même...
- Mais certainement, monsieur BARYTON, que je lui
répondis moi, pris de court...
(...) BARYTON tint à assister aux leçons, à toutes les leçons que
je donnais à sa fille. En dépit de toute ma sollicitude
inquiète, la pauvre petite Aimée ne mordait guère à
l'anglais, pas du tout à vrai dire. Au fond elle ne
tenait guère la pauvre Aimée à savoir ce que tous ces
mots nouveaux voulaient bien dire.
(...) Mais elle n'avait pas envie
de faire les " the " non plus que les " enough ", Aimée,
pas du tout... C'est lui le patron qui les faisait à sa
place, les " the " et les " rough ", et puis encore bien
d'autres progrès, en dépit de son accent de Bordeaux et
de sa manie de logique bien gênante en anglais. Pendant
un mois, deux mois ainsi. A mesure que se développait
chez le père la passion d'apprendre l'anglais, Aimée
avait de moins en moins l'occasion de se débattre avec
les voyelles. BARYTON me prenait tout entier. Il
m'accaparait même, ne me lâchait plus, il me pompait
tout mon anglais. Comme nos chambres étaient voisines,
je pouvais l'entendre dès le matin tout en s'habillant
transformer déjà sa vie intime en anglais. " The coffee
is black... My shirt is white... The garden is green...
How are you to day Bardamu ? " qu'il hurlait à travers
la cloison. Il prit assez tôt du goût pour les formes
les plus elliptiques de la langue.
(Voyage au bout de la nuit, Poche, 1952, p.428).
*********************
* BÉBERT.
" BÉBERT m'avait vu venir. J'étais le
médecin du coin, à l'endroit où l'autobus s'arrête.
Teint trop verdâtre, pomme qui ne mûrira jamais, BÉBERT. Il se grattait et de le voir, ça m'en
donnait à moi aussi envie de me gratter. C'est que, des
puces j'en
avais, c'est vrai, moi aussi, attrapé pendant la nuit
au-dessus des malades. Elles sautent dans votre
pardessus volontiers parce que c'est l'endroit le plus
chaud et le plus humide qui se présente. On vous apprend
ça à la Faculté.
BÉBERT abandonna sa carpette pour me
souhaiter le bonjour. De toutes les fenêtres on nous
regardait parler ensemble. Tant qu'il faut aimer quelque
chose, on risque moins avec les enfants qu'avec les
hommes, on a au moins l'excuse d'espérer qu'ils seront
moins carnes que nous autres plus tard. On ne savait
pas. Sur sa face livide dansotait cet infini petit
sourire d'affection pure que je n'ai jamais pu oublier.
Une gaieté pour l'univers.
(...) BÉBERT sautait de droite à
gauche, éternuant et hurlant, réjoui. Sa tête cernée,
ses cheveux poisseux, ses jambes de singe étique, tout
cela dansait, convulsif, au bout du balai. La tante à BÉBERT rentrait des commissions, elle avait déjà
pris le petit verre, il faut bien dire également qu'elle
reniflait un peu l'éther, habitude contractée alors
qu'elle servait chez un médecin et qu'elle avait eu si
mal aux dents de sagesse. (...) - BÉBERT,
Docteur, faut que je vous dise, parce que vous êtes
médecin, c'est un petit saligaud !... Il se " touche " !
Je m'en suis aperçue depuis deux mois ! Je lui
défends... Mais il recommence... - Dites-lui qu'il en
deviendra fou, conseillai-je, classique.
BÉBERT, qui nous entendait, n'était pas
content. - J'me touche pas, c'est pas vrai, c'est le
môme Gagat qui m'a proposé... - Voyez-vous, j'm'en
doutais, fis la tante, dans la famille Gagat, vous
savez, ceux du cinquième ?... C'est tous des vicieux. Le
grand-père, il paraît qu'il courait après les
dompteuses... Hein, j'vous le demande, des dompteuses
?... Dites-moi, Docteur, pendant qu'on est là, vous
pourriez pas lui faire un sirop pour l'empêcher de se
toucher ?... "
(Voyage au bout de la nuit, Folio,
Gallimard, p.243).
**********************
* BELLANCHE.
- Je suis engagée par
BELLANCHE, elle me crie ça Arlette à l'oreille...
BELLANCHE, c'est le grand tôlier de la Butte... il a au moins douze
cabarets dans toutes les impasses, les fonds de cours...
c'est un véritable trust. Il vend de la bière, du
schnaps, de tout, des faux sirops, des mousseux
lourds... des corps d'armée d'occupation qui y en ont
englouti des citernes, toujours plus soif après
qu'avant, c'est un truc à lui, un safran qui donne le
petit goût... Ils en raffolent, ils s'en jettent des
fleuves entiers, des biefs de pive, sas et péniches à
travers la glotte... si ça cascadait ! Jamais une place
de libre chez lui, toujours bondés tous ses bistrots,
aux tables, au comptoir ou debout...
Spectacles d'art, tableaux vivants, sketchs marseillais, jazz argentins,
acrobates siamois, lutteuses nègres, pétomanes mondains,
charmeurs de souris... L'enchantement, la distraction
des idées noires, l'ivresse des permissionnaires, des
découvreurs du Gross Paris... Ah ! il s'emmerdait
pas BELLANCHE ! qu'est-ce qu'il entassait comme
gemmes, il paraît deux trois coffres remplis de
pierreries inestimables...
Il avait sept fois faillité,
faillites de 1916 à 28... Maintenant il voulait plus que
du diam, du saphir, de l'émeraude au pire. Il le
racontait à tout le monde. Bourré qu'il était
BELLANCHE, il se cachait pas, il se faisait gloire.
Douze boîtes de Picpus à Barbès... Il les ouvrait
refermait selon les amendes, les coups durs. D'un rien
les clefs sur la
porte
! Une amende il insistait plus, un mot de la
Commandantur. Il en ouvrait une autre ! Pourvu que la
tisane se sirote, le faux anis, le faux Chandon, les
camions de Médoc tout fuchsine... ici ou là c'était du
même. Ça demande bien sûr de l'artiste un pareil débit,
de la chanson, de la musique, que ça s'avale sans y
penser, de l'entraîneuse, de l'excentrique... Y avait de
tout ça chez BELLANCHE, d'une boîte à l'autre ça
se croisait, le fantaisiste, le voltigeur, le
ventriloque, la fine harpiste... Pas le temps de
réfléchir rien du tout, de l'ébaubissement continu, la
glotte trempée, les yeux de loto, sauf pendant ces
putains d'alertes qui chassaient tout le monde à la
cave... Y avait du mal ces derniers mois... Les sirènes
quinze vingt fois par jour voilà du tort au commerce !
Il était temps que les autres arrivent, les Ricains de
tonnerre de Dieu, qu'ils imposent leur loi au ciel, que
ça revienne la sérénité, le respect du consommateur, que
ça finisse ces cyclones, ces déferlements nuit et
jour...
D'abord y avait une ère
nouvelle... l'ère américaine et dollar... Ah ! il
perdait pas l'ouest BELLANCHE... jamais quitté de
vue d'ailleurs, toujours parié sur cette victoire...
Maintenant fallait réaliser... ouvrir d'autres tôles,
des ultra-chouettes, fini le genre Munich, la bière, les
bonniches sur les genoux... Du pimpant maintenant, du
burlesque, des excentriques, et du vrai champ' ! plus de
piquette ! Fallait remonter toutes les boîtes,
renouveler la décoration... des fresques partout et du
haut luxe, de l'or à la chiée, plein les murs... Gloire
aux Ricains ! " C'est l'or qui plaît, tout le reste est
triste ! " Telle est sa recommandation... Ses artistes
se le tenaient pour dit... Ils œuvraient selon ses
conseils... décoration, costumes, vaisselle... Quant à
Arlette, c'était autre chose... elle lui avait tapé dans
l'œil à cause de son genre folklorique, et bien "
managée " par Julet... C'était Mimi ressuscitée avec
Rodolphe et le répertoire... un peu de Louise
aussi... " Depuis le jour... " mais baissé de deux
tons... elle avait pas assez de voix pour le vrai
couplet.
Le Temps des cerises pizzicati enlevé requinqué... l'original trop
roupilleur.
Julet était positif. " C'est de
l'extra-pimpant où ils ronflent... " Il voulait dire les
Ricains... Il les connaissait un petit peu en 18, déjà
la Galette... Du coup son duo, elle à peine sortie de
Ville-Evrard, fallait qu'ils se produisent, et en
costume, Rodolphe Mimi, tous les bistrots, restos,
tavernes... qu'on les voye qu'on les entende, qu'ils se
fassent bisser, secouer, fêter, du bas de la rue Blanche
aux Carrières, qu'ils laissent des cartes à BELLANCHE
au nouveau cabaret des Arts, Montmartre, ses plus belles
! le Relais de l'Aurore, rue Saint-Rustique angle des
Saules...
Ah ! le BELLANCHE c'était quelqu'un... et Libanais il paraît, mais
d'origine, il y a longtemps, il se rappelait plus même
au fond, juste l'or qui lui restait, le goût des trucs
qui éblouissent, et puis une énorme panne sur la nuque,
le type dinarque ça s'appelle... tout le monde est pas
forcé de savoir. Et puis peut-être le goût aussi d'avoir
dix douze troupes de frimands, des gigoteuses, des
acrobates, des baladins, des hétaïres, des nains même,
des montreurs d'ours, comme ça répartis dans ses turnes,
dans ses caboulots d'attractions, ça le faisait pacha
dans un sens...
(Maudits soupirs pour une autre fois, version B', L'Imaginaire, Gallimard, 2007,
p.93).
**********************
* PROFESSEUR BESTOMBES.
Bardamu, je vous considère donc
et dès à présent comme un véritable convalescent... Vous
intéressera-t-il, Bardamu, puisque nous en sommes à
cette satisfaisante conclusion, de savoir que demain,
précisément, je présente à la Société de Psychologie
militaire un mémoire sur les qualités fondamentales de
l'esprit humain ?... Ce mémoire est de qualité, je le
crois.
- Certes, Maître, ces questions me passionnent...
- Eh bien, sachez, en résumé, Bardamu, que j'y défends
cette thèse : qu'avant la guerre, l'homme restait pour
le psychiatre
un inconnu clos et les ressources de son esprit une
énigme...
- C'est bien aussi mon très modeste avis, Maître..
- La guerre, voyez-vous, Bardamu, par les moyens
incomparables qu'elle nous donne pour éprouver les
systèmes nerveux, agit à la manière d'un formidable
révélateur de l'Esprit humain !
Nous en avons pour des siècles à nous pencher, méditatifs, sur ces
révélations pathologiques récentes, des siècles d'études
passionnées... Avouons-le franchement... Nous ne
faisions que soupçonner jusqu'ici les richesses émotives
et spirituelles de l'homme ! Mais à présent, grâce à la
guerre, c'est fait !... Nous pénétrons, par suite d'une
effraction , douloureuse certes, mais pour la science
décisive et providentielle, dans leur intimité ! Dès les
premières révélations, le devoir du psychologue et du
moraliste modernes ne fit, pour moi BESTOMBES,
plus aucun doute ! Une réforme totale de nos conceptions
psychologiques s'imposait !
C'était bien mon avis aussi, à moi, Bardamu.
-
Je crois, en effet, Maître, qu'on ferait bien...
- Ah ! vous le pensez aussi, Bardamu, je ne vous le fais
pas dire ! Chez l'homme, voyez-vous, le bon et le
mauvais s'équilibrent, égoïsme d'une part, altruisme de
l'autre... Chez les sujets d'élite, plus d'altruisme que
d'égoïsme. Est-ce exact ? Est-ce bien cela ?
- C'est exact, Maître, c'est cela même...
- Et chez le sujet d'élite quel peut-être, je vous le
demande Bardamu, la plus haute entité connue qui puisse
exciter son altruisme et l'obliger à se manifester
incontestablement, cet altruisme ?
- Le patriotisme, Maître !
- Ah ! voyez-vous, je ne vous le fais pas dire ! Vous me
comprenez tout à fait bien... Bardamu ! Le patriotisme
et son corollaire, la gloire, tout simplement, sa preuve
!
- C'est vrai !
- Ah ! nos petits soldats, remarquez-le, et dès les
premières épreuves du feu, ont su se libérer
spontanément de tous les sophismes et concepts
accessoires, et particulièrement des sophismes de la
conservation. Ils sont allés d'instinct et d'emblée se
fondre avec notre véritable raison d'être, notre Patrie.
Pour accéder à cette vérité, non seulement
l'intelligence est superflue, Bardamu, mais elle gêne !
C'est une vérité du cœur, la Patrie, comme toutes les
vérités essentielles, le peuple ne s'y trompe pas ! Là
précisément où le mauvais savant s'égare...
- Cela est beau, Maître ! Trop beau ! C'est de l'Antique
!
Il me serra les deux mains presque affectueusement, BESTOMBES.
(Voyage
au bout de la nuit).
***********************
* BÉZIN.
Un peu plus loin, au
faubourg de la Liberté, j'ai retrouvé la boutique à
BÉZIN le brocanteur encore allumée... Je ne m'y
attendait pas... Mais rien qu'avec un petit bec dans le
milieu de l'étalage. BÉZIN, lui, il connaissait
tous les trucs et les nouvelles du quartier à force
d'être chez les bistrots et si bien connu depuis la
Foire aux Puces
jusqu'à la Porte-Maillot.
Il aurait pu m'en raconter des histoires s'il avait été réveillé. J'ai
poussé sa porte. Son timbre a sonné, mais personne m'a
répondu. Je savais qu'il couchait dans le fond de la
boutique, dans sa salle à manger à vrai dire... C'est là
qu'il était lui aussi, dans le noir, avec la tête sur la
table, entre ses bras, assis de travers près du dîner
froid qui l'attendait, des lentilles. Il avait commencé
à manger. Le sommeil l'avait saisi tout de suite en
rentrant. Il ronflait fort. Il avait bu aussi, c'est
vrai. Je m'en souviens bien du jour, un jeudi, le jour
du marché aux Lilas... Il avait des occasions plein une
" toilette " encore étendue par terre à ses pieds.
Je l'avais toujours trouvé bon
gars moi, BÉZIN, pas plus ignoble qu'un autre.
Rien à dire. Bien complaisant, pas difficile. J'allais
pas me mettre à le réveiller par curiosité, à cause de
mes petites questions... Je suis donc reparti après
avoir fermé son gaz. Il avait du mal à se défendre, bien
sûr, dans son espèce de commerce. Mais lui au moins, il
avait pas de mal à s'endormir.
Je m'en retournai triste quand même du côté de Vigny, en pensant que tous
ces gens, ces maisons, ces choses sales et mornes ne me
parlaient plus du tout, droit au coeur comme autrefois,
et que moi tout mariol que je pouvais paraître, je
n'avais peut-être plus assez de force non plus, je le
sentais bien, pour aller encore loin, comme ça, tout
seul.
(Voyage au bout de la nuit, Livre de poche, 1968, p. 457).
**********************
* BIGOUDI.
Je tourne la tête...
BIGOUDI ! la femme à Canard ! - " Eh bien ! qu'elle
me fait, dis donc grosse tête ! tu lèves les bébés à
présent ? - Moi ? ". Je comprends rien. - " Et alors ? "
Elle me montre ma môme... elle lui relève sa robe...
C'est vrai qu'elle était en jupe courte presque aux
cuisses... Je lui coupe la conversation. - " Et Canard,
que je lui fais ? " Elle est surprise. - " Il est au rif
!... tu le savais pas ? Depuis huit jours dis donc
l'homme ! T'aurais cru ça toi ? Et fainéant et tout hein
pardon !
Qu'il se levait à cinq heures du soir !... pour son
zanzi pas davantage... il avait la planque moi je te le
dis !... bonhomme tranquille tout... une couille comaco
là dis donc ! comme ça sa varicocèle... trois coups la
réforme !..."
Elle me montrait le paquet à
Canard, les deux mains de volume... que ça lui faisait
comme un chou-fleur... - " Le major l'a refusé trois
fois ! " Restez mon ami ! Restez donc ! attendez votre
tour ! " Comme ça qu'il disait... - " Elle est pas finie
la guerre ! " Que dalle ! que dalle ! Monsieur tenait
plus !... Il se mourait de voir les autres barrés !
Tatave ! Gigot ! François ! la Tronche ! C'était trop
pour lui ! Il tenait plus en place ! Il se la serait
mordue sa grosse burne ! Je te dis un furieux... il se
la tripotait nuit et jour... que ça l'a fait
grossir encore... forcément... il pouvait plus mettre
son froc... comme un melon que ça serait devenu... il me
faisait chier moi à la fin... - " Barre-toi ! que j'y
fais... Barre-toi sale tronche ! T'es buté tant pis
flûte à force !... "
Et pas un mot gentil remarque
!... pas un mot aimable à la gare... Ah ! Rien du tout
!... Merde ! Comme un cochon qu'il est barré... en
grognant tiens comme ça... " Vrong ! Vrong ! " un vrai
animal !... Il nous a même pas dit au revoir... - " Je
suis en retard GOUDI ! je suis en retard ! " Que
ça dans la gueule... sur le quai même hein ! Charing
Cross... Je veux bien sa folie ! le motif ! la France !
la Patrie et taratata... Gomenol !... mais nous n'est-ce
pas l'Angleterre c'est là qu'on la gagne notre vie ! et
pas au semblant !... Je te cause !... J'en prends dans
le caleçon moi dis voir ! Il pourrait rester avec moi !
J'y ai gagné sa vie moi la vache ! et pas d'hier c'est
officiel... Je suis placée, je rêve pas...
(Guignol's
band II, Gallimard, folio, p.384).
**********************
* Père BIROUETTE.
Dès qu'il fut entendu que
nous partagerions, soldats, les commodités relatives du
bastion avec ces vieillards, ils se mirent à nous
détester à l'unisson, non sans venir toutefois en même
temps mendier et sans répit nos résidus de tabac à la
traîne le long des croisées et les bouts de pain rassis
tombés dessous les bancs. Leurs faces
parcheminées s'écrasaient à l'heure des repas contre les
vitres de notre réfectoire. Il passait entre les plis
chassieux de leurs nez des petits regards de vieux rats
convoiteux. L'un de ces infirmes paraissait plus
astucieux et coquin que les autres, il venait nous
chanter des chansonnettes de son temps pour nous
distraire, le père BIROUETTE qu'on l'appelait.
Il voulait bien faire tout ce
qu'on voulait pourvu qu'on lui donnât du tabac, tout ce
qu'on voulait, sauf passer devant la morgue du bastion
qui d'ailleurs ne chômait guère. L'une des blagues
consistait à l'emmener de ce côté-là, soi-disant en
promenade. " Tu veux pas entrer ? " qu'on lui demandait
quand on était en plein devant sa porte. Il se sauvait
alors bien râleux mais si vite et si loin qu'on ne le
revoyait plus de deux jours au moins, le père
BIROUETTE. Il avait entrevu la mort.
(Voyage au bout de la nuit, Poche, 1956, p.93).
***********************
* Mme
BONNARD.
Zut, j'avais pas envie de
sortir... tout de même il a fallu... pas le jour même
mais le lendemain... chercher des rognures pour
Bébert... et puisque j'étais chez le Landrat,
aller chez Mme BONNARD... je vous ai dit, ma plus
vieille malade, 96 ans, bien
délicate fragile malade...
quelle gentillesse !... quelle distinction ! quelle
mémoire !
Legouvé par cœur, toute sa poésie... tout
Musset... tout Marivaux... il faisait bon dans sa
chambre, je restais l'écouter, je lui tenais compagnie,
elle me charmait... je l'admirais... pas beaucoup admiré
les femmes, je peux dire, dans une pourtant juponnière
vie... mais là je peux dire j'étais sensible... je sais
pas si Arletty plus tard me fera le même effet...
peut-être... le fameux mystère féminin est pas de la
cuisse... les cliniques Baudeloque, Tarnier, toutes les
maternités du monde regorgent de mystères féminins...
qui pondent, saignent, avouent, hurlent ! pas mystères
du tout ! c'est une autre onde beaucoup plus subtile que
" braquemard, amur et ton cœur "... mystère féminin...
c'est une sorte de musique de fond... oh ! pas capable
comme ci !... comme ça !...
Mme BONNARD, la seule malade que j'aie
perdue avait cette finesse, dentelle d'ondes... comme
elle disait bien du Bellay... Charles d'Orléans...
Louise Labé... j'ai failli avec elle comprendre
certaines ondes... mes romans seraient tout autres...
elle est partie...
(CA, folio, p.305).
*********************
* BOROKROM.
Moi j'ai connu un vrai archange
au déclin de son aventure, encore tout de même assez
fringant, même resplendissant dans un sens. J'ai jamais
su vraiment son nom. Il avait de trop nombreux papiers.
Enfin, on l'appelait BOROKROM à cause de son
savoir chimique, des bombes qu'il avait fabriquées,
paraît-il, au temps de sa jeunesse. C'était les " on dit
", la légende. Tout d'abord il me faisait sourire, je me
croyais ficelle à l'époque, plus tard, je me suis rendu
compte du poids de l'homme, de sa valeur, sous des
dehors incongrus, de ma propre connerie.
Il jouait à ravir du piano quand
il avait plus rien à faire, je parle de nos petits
métiers. Il était arrivé à Londres vingt ans avant moi
pour occuper un " job " chimiste, il devait travailler
chez " Wickers " au Laboratoire des Nitrates. Il avait
eu tous ses diplômes à Sofia puis à Pétersbourg mais il
avait pas le sens de l'heure, ça lui a joué un mauvais
tour, il pouvait pas être employé, ensuite il buvait
vraiment trop, même pour l'Angleterre. Ils l'avaient pas
gardé longtemps à la " Wickers National Steel Ltd ",
trois mois au pair, et puis saqué, sans doute aussi pour
ses allures qu'étaient vraiment bien discutables, des
taches partout, le regard en coin. Il fréquentait du
vilain monde, ses amis avaient mauvais genre... encore
pire que lui...
(...) Il jouait comme ça au
piano pour gagner sa vie entre " L'Eléphant " et
le " Castle ", les deux extrêmes du Mile-End. Une
fois viré de chez " Wickers Strong ", il avait fallu.
Tous les pubs, tout le long de " Commercial ", tantôt
dans celui-ci, dans
celui-là... mais toujours du côté rivière. Ils appellent
ainsi la Tamise. Il était connu, sympathique, très gai
par les doigts, mais très sérieux par la figure... (...)
On se retrouvait à La Vaillance, le pub des plus
gratins du Lane, l'avenue passagère, celui qu'a sept
comptoirs massifs avec proues sculptées dans l'ivoire,
et rambardes en cuivre à torsades. Une œuvre magnifique.
Et le portrait du Conqueror toute la hauteur,
dans un colossal cadre doré, orné de sirènes. C'est donc
là qu'on se retrouvait quand l'incident est survenu, que
les bagarres ont commencé.
C'est le sergent Matthew du Yard
qu'est entré " côté des sandwichs " dans le box des
gandins, il s'est annoncé sifflotant comme ça et Good
Dayé Dames ! Il était pas en service, en veston
comme vous et moi, il fredonnait avec les autres, il en
avait un peu dans le pif, il était aimable par le
fait... Tout d'un coup ! qu'est-ce qui lui prend ?... il
s'arrête pile, il demeure figé... devant le BORO...
en chapeau de forme ! ah ! ça le suffoque ! ah ce culot
!... là affairé dans sa musique, à taper sur son
rigodon, à la cadence aigrelette, à la berceuse
rémoulette, au charme de brouillard qu'ont les airs de
ce côté-là, que ça ramasse bien les soucis, les fait
giguer à tirelire !... ding !... dindin !... don... don
!... et youp là ! prestes ! guillerets de trilles et
d'arpèges ! de ses gros doigts sales boudinés... que
c'était vraiment sortilège comme il envoûtait
l'atmosphère de voltigeants jaillis lutins du gros
piano...
(...) Il en restait interloqué
comme ça tout flan le sergent Matthew du nouveau chapeau
de son homme. Ça lui coupait net son sifflet... ça lui
figeait son sourire. Il en croyait pas ses yeux !...
Il se rapproche... il veut mieux le voir... apprécier. Il se rapproche du
piano... Et brûle-pourpoint vlof ! la colère !... Il se
met à injurier l'artiste...
" Où qu'il avait pris la façon de porter un " forme " dans ce sale bar !
Que ça s'était jamais vu !... Qu'il était fou en vérité
!... Où donc qu'il se croyait ? Au Derby ? A la Chambre
des Lords ? Que c'était de l'injure et crâneur pour un
étranger si pourri... Un émigrant de la pire sorte !
Croquenotes raté vagabond !... Que c'était un furieux
culot de venir singer les gentlemen !... Que c'était à
pas croire de crime ! Qu'il allait l'embarquer céans si
il enlevait pas ça tout de suite !... "
(...) Tout le bazar secoue,
vogue, sursaute tellement la foule en houle barde, brâme,
agite, conspue le Matthew !... Serré de près Matthew
prend peur, je raconte les choses, il sort son sifflet
de sa petite poche... Ah ! ça déchaîne tout !... C'est
la ruée !... Ah ! faut pas qu'il siffle !... Pas de
renforts !... Mort à la Police ! Basculé, raplati par
terre, Matthew se trouve recouvert d'ivrognes,
braillants joyeux, trépignants dessus, en monticule
jusqu'au lustre... caracolant d'aise et victoire ! La
ronde aux godets passe dessus... A sa santé !... For
he is a jolly good fellow !...
(Guignol's band,
Poche, 1970, p. 29).
**********************
* BOURGOGNE.
Ils s'en foutent de toutes
les sirènes... et des bordées de sifflets de flics. Ils
tentent les bourres, ils menacent, foncent, fulminent,
jurent d'un trottoir à l'autre... que c'est bien vain,
qu'ils sont plus maîtres des évènements... C'est la ruée
vers la hauteur, la panique à rebours...
Ah ! on regarde ça nous de notre retrait là, le porche du 76. C'est une
voûte spacieuse, c'est la maison à BOURGOGNE.
C'est son nom de famille BOURGOGNE. Elle fait du
commerce, des échanges... son mari qui la ravitaille, il
arrête pas d'aller et retour, ils manquent de rien,
toute la province, beurres, fromages, volailles et même
des tissus qu'il ramène des fermiers qu'ont tout en
trop, des bleds qui regorgent par les trocs... des
imperméables, des pneus... Faut voir leur appartement,
c'est des trésors du haut en bas, je veux dire entassés
contre les murs... à bouffer, à se vêtir, à tout... et
du tabac, du faux café, des farines, du maïs, des
sucres, des bonbons, des
pruneaux,
des gants. Tout ça du prix d'or. Je vois qu'elle est
inquiète, je la taquine...
- T'es assurée ? que je lui demande. Il t'est pas tombé
du phosphore ?
Elle est terrible sur les ronds. Elle louche, elle ricane... C'est le
péché mignon... Elle revendrait des coquilles d'œuf...
elle les pèlerait pour plus de profit, pour en faire
deux d'une... On la connaît un petit peu... Mais encore
plus que l'avarice, je crois qu'elle est bignole bavache,
friande de ragots à pas croire... qu'elle en oublie son
intérêt, business, bénéfices terribles... la camelote en
vrac, le client tout seul, qu'elle devrait être
remontée, au moment qu'il y a quelque chose qu'elle sait
pas... qu'elle laisse tout ouvert pour venir voir ce qui
se passe. Ah ! la voilà prise là flûte ! Elle nous
quittera plus... Y a des choses qu'elle sait pas...
c'est palpitant nous nos histoires... ah ! y a pas
d'erreur... Qu'est-ce qu'elle a loupé BOURGOGNE !
Il en est arrivé au Rêve et chez Beaugnière donc
! y a pas que les bombardements...
Ses deux enfants sont là-haut, le client, la camelote, et qu'elle est
pourtant méfiante... et son déjeuner en train... ça
mijote un rôti de porc, c'est long à cuire. Elle dit "
Je remonte ! je remonte ! " C'est entendu, elle fait
comme si, elle fait un pas, elle dandine... " Je
redescends tout de suite ! " Elle romps pas quand même,
elle demeure, elle est subjuguée... " Alors ? Alors ? "
Elle en revient pas, tout ce qui s'est passé sans
elle... qu'elle aurait pu y être chez Beaugnière...
qu'elle avait aussi besoin d'un numéro et d'urgence,
pour un transport, pour sa grand-mère... qu'elle devait
repartir avec ses meubles tout.
- Ah ! dites, moi alors je l'aurais
sortie la mère Astuce ! T'es encore là ? qu'elle me
remarque... Tu t'en vas pas à la campagne ?
Elle est au courant bien sûr...
- T'as pas vu les listes ? T'es la tête !... les P.U.E.A.
? Ah ! y a pas qu'eux ! Tu sais rien ?...
Elle va me donner des détails... Ça doit être un vrai concours à qui
m'assassinera le premier. Ils vont se tirer entre les
listes à qui me dépècera d'abord.
- T'énerve pas BOURGOGNE !
Je la tempère...
- Ils baiseront mon cul !
- Tu parles de cul, toi qu'es docteur dis, j'ai un
furoncle. Elle me tire par la manche, elle veut pas que
les autres écoutent. Ils ont entendu... C'est la
plaisanterie tout de suite, qu'elle a un furoncle à la
fesse. Bon ! je ramènerai du vaccin, y en a plus dans
les pharmacies... j'en ai à Bezons en réserve, de l'antistaphylo
chauffé. Ah ! elle louche, elle est contente, elle
m'embrasse. Elle est pas méchante BOURGOGNE. Avec
elle on s'arrangerait...
(Maudits soupirs pour une autre fois, version B', Gallimard,
L'Imaginaire, 2007, p.175).
*********************
* SERGENT BRANLEDORE.
Dans ce nouvel hôpital, je
faisais chambre commune avec le sergent BRANLEDORE,
rengagé ; c'était un ancien convive des hôpitaux, lui
BRANLEDORE. Il avait traîné son intestin perforé
depuis des mois, dans quatre différents services. Il
avait appris au cours de ces séjours à attirer et puis à
retenir la sympathie active des infirmières. Il rendait,
urinait et coliquait du sang assez souvent BRANLEDORE,
il avait aussi bien du mal à respirer, mais cela
n'aurait pas entièrement suffi à lui concilier les
bonnes grâces toutes spéciales du personnel traitant qui
en voyait bien d'autres.
Alors entre deux étouffements
s'il y avait un médecin ou une infirmière à passer par
là : " Victoire ! Victoire ! Nous aurons la Victoire ! "
criait BRANLEDORE, ou le murmurait du bout ou de
la totalité de ses poumons selon le cas. Ainsi rendu
conforme à l'ardente littérature agressive, par un effet
d'opportune mise en scène, il jouissait de la plus haute
cote morale. Il le possédait, le truc, lui.
Comme le Théâtre était partout il fallait jouer et il avait bien
raison BRANLEDORE ; rien aussi n'a l'air plus
idiot et n'irrite davantage, c'est vrai, qu'un
spectateur inerte, monté par hasard sur les planches.
Quand on est là-dessus, n'est-ce pas, il faut prendre le
ton, s'animer, jouer, se décider ou bien disparaître.
Les femmes surtout demandaient du spectacle, et elles
étaient impitoyables, les garces, pour les amateurs
déconcertés. La guerre, sans conteste, porte aux
ovaires, elles en exigeaient des héros, et ceux qui ne
l'étaient pas du tout devaient se présenter comme tels
ou bien s'apprêter à subir le plus ignominieux des
destins.
Après huit jours passés dans ce
nouveau service, nous avions compris l'urgence d'avoir à
changer de dégaine et, grâce à BRANLEDORE (dans
le civil placier en dentelles), ces mêmes hommes apeurés
et recherchant l'ombre, possédés par des souvenirs
honteux d'abattoirs que nous étions en arrivant, se
muèrent en une satanée bande de gaillards, tous résolus
à la victoire et je vous le garantis armés d'abattage et
de formidables propos. Un dru langage était devenu en
effet le nôtre, et si salé que ces dames en rougissaient
parfois, elles ne s'en plaignaient jamais cependant
parce qu'il est bien entendu qu'un soldat est aussi
brave qu'insouciant, et grossier plus souvent qu'à son
tour, et que plus il est grossier et que plus il est
brave. Au début, tout en copiant BRANLEDORE de
notre mieux, nos petites allures patriotiques n'étaient
pas encore tout à fait au point, pas très convaincantes.
Il fallut une bonne semaine et même deux de répétitions
intensives pour nous placer absolument dans le ton, le
bon.
(...) BRANLEDORE mon
voisin d'hôpital, le sergent, jouissait, je l'ai
raconté, d'une persistante popularité parmi les
infirmières, il était recouvert de pansements et
ruisselait d'optimisme. Tout le monde à l'hôpital
l'enviait et copiait ses manières. Devenus présentables
et pas dégoûtants du tout moralement nous nous mîmes à
notre tour à recevoir les visites de gens bien placés
dans le monde et haut situés dans l'administration
parisienne.
On se le répéta dans les salons, que le centre neuro-médical du
professeur Bestombes devenait le véritable lieu de
l'intense ferveur patriotique, le foyer, pour ainsi
dire. Nous eûmes désormais à nos jours non seulement des
évêques, mais une duchesse italienne, un grand
munitionnaire, et bientôt l'Opéra lui-même et les
pensionnaires du Théâtre-Français. Une belle
subventionnée de la Comédie qui récitait les vers comme
pas une revint même à mon chevet pour m'en déclamer de
particulièrement héroïques. Emue durablement, elle manda
licence de faire frapper en vers, par un poète de ses
admirateurs, les plus intenses passages de mes récits.
J'y consentis d'emblée. Le professeur Bestombes, mis au
courant de ce projet, s'y déclara particulièrement
favorable. Il donna même une interview à cette occasion
et le même jour aux envoyés d'un grand " Illustré
National " qui nous photographia tous ensemble sur
le perron de l'hôpital aux côtés de la belle sociétaire.
BRANLEDORE, mon compagnon
de chambre, dont l'imagination avait un peu de retard
sur la mienne dans la circonstance et qui ne figurait
pas non plus sur la photo, en conçut une vive et tenace
jalousie. Il se mit dès lors à me disputer sauvagement
la palme de l'héroïsme. Il inventait de nouvelles
histoires, il se surpassait, on ne pouvait plus
l'arrêter, ses exploits tenaient du délire. Il m'était
difficile de trouver plus fort, d'ajouter quelque chose
encore à de telles outrances, et cependant personne à
l'hôpital ne se résignait, c'était à qui parmi nous,
saisi d'émulation, inventerait à qui mieux mieux
d'autres " belles pages guerrières " où figurer
sublimement. Nous vivions un grand roman de geste, dans
la peau de personnages fantastiques, au fond desquels,
dérisoires, nous tremblions de tout le contenu de nos
viandes et de nos âmes. On en aurait bavé si on nous
avait surpris au vrai. La guerre était mûre.
(Voyage
au bout de la nuit, Livre de poche, 1952, p. 94).
**********************
*
GRAND'MERE CAROLINE.
Un soir,
ma mère est même pas revenue pour dîner... Le lendemain,
il faisait nuit encore quand l'oncle Edouard m'a secoué
au plume pour que je me rhabille en vitesse. Il m'a
prévenu... C'était pour embrasser Grand'mère...
Je comprenais pas encore très bien ... J'étais pas très
réveillé... On a marché vite... C'est rue du Rocher
qu'on allait... à l'entresol... La concierge s'était pas
couchée... Elle arrivait avec une lampe exprès pour
montrer le couloir... En haut, dans la première pièce, y
avait maman à genoux, en pleurs contre une chaise . Elle
gémissait tout doucement, elle marmonnait de la
douleur... Papa il était resté debout... Il disait plus
rien ... Il allait jusqu'au palier, il revenait
encore... Il regardait sa montre... Il trifouillait sa
moustache... Alors j'ai entrevu Grand'mère dans
son lit dans la pièce plus loin... Elle soufflait dur,
elle raclait, elle suffoquait, elle faisait un raffut
infect...
Le médecin
juste, il est sorti... Il a serré la main de tout le
monde... Alors moi, on m'a fait entrer... Sur le lit,
j'ai bien vu comme elle luttait pour respirer. Toute
jaune et rouge qu'était maintenant sa figure avec
beaucoup de sueur dessus, comme un masque qui serait en
train de fondre... Elle m'a regardé bien fixement, mais
encore aimablement Grand'mère... On m'avait dit
de l'embrasser... Je m'appuyais déjà sur le lit. Elle
m'a fait un geste que non... Elle a souri encore un
peu... Elle a voulu me dire quelque chose... Ça lui
râpait le fond de la gorge, ça finissait pas... Tout de
même elle y est arrivée... le plus doucement qu'elle a
pu... " Travaille bien mon petit Ferdinand ! " qu'elle a
chuchoté... J'avais pas peur d'elle... On se comprenait
au fond des choses... Après tout c'est vrai en somme,
j'ai bien travaillé... Ça regarde personne...
A ma mère, elle
voulait aussi dire quelque chose. " Clémence ma petite
fille... fais bien attention... te néglige pas... je
t'en prie... " qu'elle a pu prononcer encore... Elle
étouffait complètement... Elle a fait signe qu'on
s'éloigne... Qu'on parte dans la pièce à côté... On a
obéi... On l'entendait... Ça remplissait
l'appartement... On est restés une heure au moins comme
ça contractés. L'oncle il retournait à la porte. Il
aurait bien voulu la voir. Il osait pas désobéir. Il
poussait seulement le battant, on l'entendait
davantage... Il est venu une sorte de hoquet... Ma mère
s'est redressée d'un coup... Elle a fait un ouq ! Comme
si on lui coupait la gorge. Elle est retombée comme une
masse, en arrière sur le tapis entre le fauteuil et mon
oncle... La main si crispée sur sa bouche, qu'on ne
pouvait plus la lui ôter...
Quand elle est
revenue à elle : " Maman est morte !... " qu'elle
arrêtait pas de hurler... Elle savait plus où elle se
trouvait... Mon oncle est resté pour veiller... On est
repartis, nous, au Passage, dans un fiacre...
(Mort à
crédit, Gallimard, Blanche, 1952, p.110).
***********************
* CASCADE.
CASCADE, on l'a trouvé
chez lui dans un état d'énervement que personne osait
plus l'ouvrir. Il en tenait après tout son monde et les
mômes en particulier. Elles étaient neuf autour de lui,
des gentilles, des grosses, des fluettes et deux alors
qu'étaient bien blèches, des hideurs de filles, Martine
et La Loupe, je les ai bien connues sur le tard, ses
meilleures gagneuses, ses championnes de charme, pas
regardables. Les goûts des hommes c'est le bric à brac,
ils vous foutent leur nez n'importe où, ils ramènent des
bigles, des tordues, ils trouvent que c'est des puits
d'amour, c'est leur affaire, c'est pas la vôtre, c'est
pas demain qu'ils sauront et qu'ils baisent.
Ca faisait une volière en ergots, jacassante, piaillante,
quelque chose à bien vous étourdir, la bataille tout
près, on s'entendait plus. CASCADE voulait que ça
finisse, il avait un discours de mûr, des choses
importantes. Il s'agitait en bras de chemise, il hurlait
pour que ça cesse, qu'on la boucle un peu. Du gilet
gris-perle fort moulé, le pantalon à la hussarde, l'accroche -cœur
plat lisse au front, en beau volute, jusqu'aux sourcils,
il faisait encore son bel effet, il se défendait au
prestige, il cherchait plus à faire le cœur, juste un
peu par la moustache, ses charmeuses, qu'il était
aimable autrefois ! Mais il grisonnait récemment, il
avait changé, surtout depuis les grands soucis, le
commencement de la guerre, il pouvait plus entendre
crier, surtout les jacassements des filles, ça le
foutait tout de suite dans les rognes.
Y avait des décisions à
prendre... - Je peux pas tout de même vous maquer toutes
! Merde !... Elles rigolaient de son embarras. - J'en ai
quatre rien qu'à moi tout seul ! Ca va ! C'est ma dose !
Je suis-t-y Chabanais ? J'en veux plus Angèle ! tu
m'entends ? J'en veux plus une seule ! Il refusait les
femmes.
Angèle elle avait du sourire,
elle le trouvait comique son homme avec ses clameurs.
Une femme sérieuse son Angèle, sa vraie, qui menait son
bazar, elle avait du mal. - Je suis pas fou Angèle
! Je suis pas Pélican ! Où que ça va finir ? Où que je
vais toutes les cacher si ça continue ? A quoi que je
ressemble ? Faut ce qu'il faut ! c'est entendu ! mais
alors dis ! ça va tel quel ! l'Allumeur lui il se
complique pas... Y a deux jours il se taille... la tante
il me cherche... il m'endort... Il vient me raisonner :
" Prends la mienne CASCADE ! t'es un pote ! J'ai
confiance qu'en toi ! Je m'en vaiszala guerre qu'il
m'annonce. Je parzau combat !... Allez-y !
" T'es pote ! Je te connais !
C'est ma chance ! " Fut dit fut fait !... La
valoche ! Monsieur brise se retourne pas ! Une môme en
vrac ! à mes poignes ! Pauvre CASCADE ! Une de
mieux ! Pas le temps de faire ouf ! Je suis enflé ! " Je
pars-za-la-guerre ! " tout est dit ! Sans gêne et
consorts ! " Je suis repris bon ! qu'il me fait, aux
Sapeurs ! au 42° Génie ! " Tout est pardonné ! Monsieur
trisse ! Monsieur fait jeune homme ! Monsieur se
débarrasse des soucis ! A moi les ménesses, je pense
!... Je me dis l'Allumeur il m'a vu ! Il profite de la
circonstance ! Il me nomme gérant au bon cœur !
(Guignol's
band, folio, Gallimard, p.55).
***********************
* L' ÉVÊQUE CATHARE.
Au moment où là je voyais ça tournait
plus qu'aigre... voilà un EVEQUE !... oui, un EVEQUE... j'invente pas !...par l'escalier... un
EVEQUE, la soutane violette, le très vaste chapeau,
la croix pectorale... et il bénit tout en montant...
tout le monde !... il se retourne pour mieux bénir tous
ceux de la rue... et les rebénir !... et tout le palier
!... il est pas vieux comme EVEQUE... poivre et
sel... barbichu... pas gras non plus, le genre plutôt
ascétique, épiploon discret... oh ! par exemple, le
regard sournois... épiant bien tout !... droite, gauche,
devant... arrière... en même temps que les signes de
croix et le marmonnage " au nom du Père !... " mais la
très forte impression tout de suite !... un effet ! je
les voyais dépiauter Clothilde, la foutre à poil,
d'abord et d'un ! tellement ils étaient furieux !
excédés ! plaintes et soupirs ! là net, ils se taisent !
ils arrêtent de la traiter de tout !... " cabot, bourbe
! menteuse !... " l'EVEQUE bénissant, ils se
demandent ?... enfin cette espèce d'EVEQUE...
d'où il sort ?... il va où ?... aux gogs ?... et qu'il
arrête pas de bénir !...
Je me dis moi, " il vient peut-être pour moi
?... c'est peut-être un chienlit ? peut-être un malade
?... non ! non ! il s'approche, il me fait signe qu'il
veut me parler... d'où il me connaît ? - Docteur, je
suis l'EVEQUE d'Albi ! " Et puis à l'oreille il
ajoute : " EVEQUE occulte ! " Il me le chuchote !
il regarde tout autour que personne l'entende. " EVEQUE cathare ! " Me voilà fixé !... je veux pas
avoir l'air surpris... bien naturel... " Oh !
certainement ! " Il veut me renseigner encore plus. "
Persécuté depuis 1209 ! "
Je le fais pas entrer dans notre chambre,
qu'il reste sur le palier, là il est bien... tout en me
parlant il bénit, debout... toujours et encore ! - " Je
suis au Fidelis, Docteur ! les sœurs sont
parfaites !... vous les connaissez ?... je me trouve
très bien au Fidelis ! certes ! mais se trouver
bien n'est pas tout ! n'est-ce pas Docteur ?... - Oh non
! certainement Monseigneur ! - Il me faut un
laissez-passer pour notre synode de Fulda... vous avez
entendu parler ? - Oh oui ! monseigneur ! - Nous serons
trois !... moi, de France !... deux autres évêques d'Althanie
!... oh ! nous ne sommes pas au bout de nos peines !
Docteur ! - Je pense bien, monseigneur ! - Vous non
plus, mon fils ! "
Il me saisit la tête, très gentiment, il
m'embrasse le front... et puis il me bénit !... - " Nous
sommes tous des persécutés, mon fils !... mes enfants
!... " Il s'adresse à tout le monde autour ! - "
Souvenez-vous tous !... les Albigeois ! les martyrs de
Dieu ! à genoux !... à genoux ! " Les femmes
obéissent... les hommes restent debout... - " Ah ! mais
j'oubliais Docteur !... le bureau de M. de Raumnitz ? -
Le palier au-dessus, monseigneur !... "
Il est ce qu'il est, toujours une chose, il
nous a empêché le massacre !... les femmes là qu'étaient
des furies, que je voyais dépecer Clothilde, la
regardent tendrement, d'un coup... et se signent !
contresignent ! pleurent d'émotion et de gentillesse !
et sur Clothilde et sur Lili et sur le flic... et sur
moi-même !... tout le monde s'embrasse... la communion
!...
(CA, Gallimard, folio, p.284).
*********************
* LA MERE CEZANNE.
L'été aussi tout sentait fort. Il
n'y avait plus d'air dans la cour, rien que des odeurs.
C'est celle du chou-fleur qui l'emporte et facilement
sur toutes les autres. Un chou-fleur vaut dix cabinets,
même s'ils débordent.
C'est entendu. Ceux du deuxième débordaient souvent. La concierge du 8, la
MERE CEZANNE, arrivait alors avec son jonc
trifouilleur. Je l'observais à s'escrimer.
C'est comme ça que nous finîmes par avoir des conversations. " Moi,
qu'elle me conseillait, si j'étais à votre place, en
douce je débarrasserais les femmes qui sont enceintes...
Y en a des femmes dans ce quartier-ci qui font la vie...
C'est à pas y croire !... Et elles demanderaient pas
mieux que de vous faire travailler !... Moi, je vous le
dis ! C'est meilleur qu'à soigner les petits employés
pour les varices... Surtout que ça c'est du comptant. "
La MERE CEZANNE avait un
grand mépris d'aristocrate, qui lui venait je ne sais
d'où, pour tous les gens qui travaillent...
- Jamais contents les locataires, on dirait des
prisonniers, faut qu'ils fassent de la misère à tout le
monde !... C'est leurs cabinets qui se bouchent... Un
autre jour c'est le gaz qui fuit... C'est leurs lettres
qu'on leur ouvre !... Toujours à la chicane... Toujours
emmerdants quoi !... Y en a même un qui m'a craché dans
son enveloppe du terme... Vous voyez ça ?...
Même à déboucher les cabinets,
elle devait souvent renoncer la MERE CEZANNE,
tellement c'était difficile. " Je ne sais pas ce qu'ils
mettent dedans, mais faudrait pas d'abord qu'elle sèche
!... Je connais ça... Ils vous préviennent toujours trop
tard !... Ils font exprès d'abord !... Où j'étais avant
il a même fallu faire fondre un tuyau tellement que
c'était dur !... Je ne sais pas ce qu'ils peuvent
bouffer moi... C'est de la double !... "
(Voyage au
bout de la nuit, Livre de poche, 1952, p.269).
***********************
* Mlle de CHAMARANDE.
" Ça tournait mal... et tout de
suite d'autres cris...
"Elle a le droit ! boches ! enfiotés ! vous insultez une jeune fille !
- Une jeune fille ? aux gogs !... "
De la roseraie nous entendions tout... que ça tournait en vraie
bataille... les pour et les contre !... mais les fesses
à qui ?... Une femme s'échappe de la piscine... elle
court... elle vient vers nous...
" Madame von Seckt... Madame von Seckt !... "
Nous la connaissons !... Mlle
de CHAMARANDE !... c'est pour elle, pour ses
avantages, que toute la piscine hurle et se bat !... et
que ça continue !... vlauf !... broum !... de ces
châtaignes !... un plus gros vrouf !... du
plongeoir !... et un autre !... ils se foutent à l'eau
!... et dans la flotte ça continue... Mlle de
CHAMARANDE est là... elle s'assoit à côté de
nous... hors d'haleine... son maillot en loques... elle
prend la main de Mme von Seckt... elle pleure...
" Madame ! Madame ! je vous en prie... ils m'ont frappée !... ils sont
fous !... ils veulent me tuer parce que leur führer est
mort !... ils vont venir, Madame von Seckt !...
ils vont vous tuer tous !... ils m'ont dit !
- Mais pas du tout, mon enfant !... le führer n'est pas mort ! il en a vu
d'autres !... seulement un petit attentat ! vous n'êtes
pas assez couverte, voilà tout !... ces hommes baigneurs
voient trop de choses !... la belle affaire ! votre
maillot est trop léger ! couvrez-vous et restez-là !
tenez ! mon mouchoir !... séchez vos larmes ! vous
n'aurez plus d'yeux bientôt !...
- Mais mon peignoir, Madame von Seckt !... ils m'ont arraché mon deuxième
peignoir !... jaune et rouge ! ils n'ont pas voulu me le
rendre !
- Evidemment ; je vais aller vous le chercher, moi !... ils me le rendront
!...
- Madame von Seckt, ils sont furieux ! fous furieux !
- Pas avec moi, belle amie, la vieillesse dégrise les plus fous...
attendez-moi ! ils seront bien trop contents de me le
rendre, votre peignoir ! jaune et rouge, vous dites ? "
Nous restons là tous les
quatre... exact !... elle y va !... l'allée de sable
vers la piscine... à petits pas... et elle revient
presque tout de suite avec le peignoir rouge et jaune.
" Ils ne vous ont rien dit ?
- Bien sûr !... rien du tout, chère amie ! couvrez-vous maintenant !...
nous allons rentrer à l'hôtel... tous ensemble ! "
En effet... nous passons, nous quatre à travers l'attroupement de
loufiats... ils se boxaient un instant avant, maintenant
très tranquilles... pas un murmure... Mme von Seckt les
regarde, s'arrête...
" Tout de même vous voyez ! tout n'est pas de leur faute, chère amie ! "
En fait, notre demoiselle avait
tout fait depuis son arrivée, trois semaines, que tous
les mâles de la piscine deviennent intenables... un
nouveau maillot tous les jours, de plus en plus
provocant... oh, des superbes fesses, j'admets... mais
ce qu'elle pouvait faire avec !... de ces
déhanchements... appels de reins dès le plongeoir !...
et puis en nageant... une manière de faire le crawl qui
lui faisait dix croupes à la fois... tapant dans les
mousses... sur l'eau, sous l'eau... de quoi bien
retourner la piscine... je veux dire les clients...
coiffeurs, croupiers, garçons de bains... et les
désœuvrés de notre hôtel... officiers en
convalescence... bien sûr, bien sûr, les nerfs à bout...
cet attentat contre Hitler avait fait monter la
température... mais en plus elle là, son derrière ! "
(Nord, Folio, 1991, p.34).
***********************
* TITUS VAN CLABEN.
" CLABEN parlait pas beaucoup, je veux
dire avec ses clients, il tenait à son genre de mystère,
il se disait des choses à lui-même comme ça en plutôt
yiddish, fallait qu'on le comprenne à mi-mots... Il
était bluffant au début avec sa casaque de Pacha, ses
énormes bouffants jaunes et mauves, sa tête de pierrot à
bajoues, son turban sur les trois hauteurs... TITUS
se trouvait bien à l'aise au creux de l'énorme
cafouillis !... au cœur du négoce... en plein cratère
tohu-bohu, c'est là qu'il se sentait en pleine forme, en
raison d'être, en plein sanctuaire, derrière son globe,
sa lampe à eau... Fallait le voir un peu à l'action, il
avait pas son pareil pour navrer le client, pour lui
faire perdre toutes ses astuces... rien qu'à lui défaire
son paquet, la façon de soupeser la chose sous
l'abat-jour... la guipure... le service à thé, la frêle rousselette, le hochet chéri, comment il dépréciait
l'article, juste à souffler dessus, que ça valait plus
rien du tout... que c'était plus qu'un vil déchet, un
pet de lapin... que c'était déjà une merveille que lui
TITUS en personne, si difficile, si délicat, il
consente à s'intéresser à une si toque minime camelote,
un infime crasseux rogaton, que ça valait pas la ficelle
!...
Il se faisait jouir à la balance... La façon
de tapoter le plateau... que ça pesait rien... vraiment
rien !... deux pichenettes !... Il écoutait le son de la
pauvre chose... la cafetière vermeil... vraiment ça
valait rien du tout !... Il interrogeait la personne,
sourcilleux comme ça... Combien elle voulait ? bien
sceptique... Il remontait un peu son turban ... Il se
grattait la tête... Il entendait pas les réponses... Il
était défendu des phrases par son appareil acoustique...
Il le sortait à ce moment juste de dessous la table... à
la fin de la discussion , au véto final... son cornet de
grande surdité... Il clignotait... louchait...
sifflait... il en croyait pas ses gros yeux !...
tellement qu'elle exagérait la personne naïve... ce
toupet !... Il offrait encore son cornet... Il voulait
encore entendre ça !... le chiffre effroyable !... Ah !
offusqué !... ah ! pas possible ! Il en croyait pas son
oreille ! Il élevait un peu les paupières pour rendre
son arrêt... son offre ? le dixième !... et encore ! Et
peut-être !... "
(Ce personnage de Guignol's band, "
prêteur sur gages et sur parole " est le prototype de
l'usurier juif des caricatures antisémites).
***********************
* CLODOVITZ.
En nous voyant venir
CLODOVITZ il a fait un petit peu la gueule... faut
bien dire les choses... L'infirmière a été le prévenir
qu'on
le demandait tout spécialement... Il était au fond de
l'Hôpital en train de donner des soins d'urgence...
d'après cette personne... Moi je crois qu'il dormait
plutôt... Il est arrivé assoupi, il voyait pas clair, il
se frottait les yeux... Tout de même il a été aimable,
on a bien vu qu'il s'expliquait pour que notre vieille
passe avant les autres... (...) CLODOVITZ était
pas le patron, ni même le médecin important, il était
que " médecin à la suite ", au " London Freeborn
Hospital " comme ça presque à l'œil, ils étaient
plusieurs dans son genre, qui s'appuyaient surtout la
nuit, les gardes, tous les boulots ingrats. CLODOVITZ
presque une nuit sur deux ! Surtout les médecins
étrangers qu'étaient les Internes au " London ", ça les
aidait dans leurs débuts avant qu'ils s'installent.
(...) Il était pas vieux le
CLODOVITZ pourtant il faisait déjà perclus,
souffreteux, traviole, et des arthrites plein les
jointures... Il faisait même rire les malades avec ses
douleurs, il rendait comme des bruits secs, des cordes,
des craquements à volonté...
- Ah ! Si vous aviez mes genoux, qu'il leur répondait à
leurs plaintes, vous verriez alors un petit peu ! Et mes
épaules donc ! Et mes reins ! Oh ! là là ! Qu'est-ce que
vous diriez ?... Et moi qu'il faut que je galope ! Je
reste pas étendu !...
Passant à fond de train dans les salles, les cinq étages, trois fois par
jour, il demandait comment ça allait à la cantonade.
Question nez alors ! à pas croire ! un morceau de
polichinelle ! que ça l'entraînait en avant ! Il
penchait partout, sur tout, myope comme trente-six
taupes, ses gros yeux en boules roulant dessous ses
lunettes.
(...) CLOVIS pour la
contre-visite il se munissait d'une grosse lanterne, une
énorme à l'huile, un " mail-coach " quand on l'appelait
au passage, il voyait mal, entendait bien, il arrivait
tout près du lit, il les éclairait en pleine face, ça
faisait un rond blanc tout autour, ça se découpait sur
la nuit, la figure du bonhomme en peine. Il se penchait
alors là tout contre, il leur parlait à voix basse : "
Chutt ! Chutt qu'il faisait... Chutt ! mon ami !
Réveillez personne !... Je vais revenir immédiatement !
Je vous ferai votre petite piqûre !... Soon be over
!... Soon be over ! Ça va passer !... "
A chaque souffrant les mêmes paroles... et puis de salles en salles...
les étages... Soon be over ! Ça va passer !...
C'était comme un tic chez lui.
Il en faisait pas mal dans une nuit des piqûres et des piqûres !... chez
les hommes et chez les femmes... Il était tellement
miraux que je lui tenais sa lanterne tout contre...
juste contre la fesse... qu'il enfonce net son
aiguille... pas à côté ni de travers...
Au bout d'une quinzaine de jours
que je revenais voir la Joconde, on était devenus comme
copains, c'est moi qui lui faisait ses piqûres, au
camphre, la morphine, à l'éther, l'usuel du courant,
c'est lui qui me tenait la lanterne. Soon be over
!... Soon be over !... la ritournelle. " Bientôt
fini ! " C'est comme ça que j'ai débuté, un petit peu
ainsi clandestin au " London Freeborn Hospital " avec le
docteur CLODOVITZ dans la carrière
professionnelle. J'ai appris à dire tout comme lui, tout
de suite, partout, Soon be over ! Ça va passer !
C'est devenu comme une habitude, un tic, quelque
sorte... Il s'en est passé de mille couleurs depuis le "
Freeborn Hospital " ! de ci, de là, du bien, du mal, de
l'affreux aussi c'est certain. Vous jugerez vous-même.
Sans idées aucune arrêtées... simplement dans le cours
des choses... c'est déjà beau !... Soon be over !...
(Guignol's band, Poche, 1970, p.117).
********************
* L'AMIRAL CORPECHOT.
Après mettons deux
kilomètres de berge du Danube vous voyiez surgir une
silhouette... ça manquait jamais : une silhouette à
gestes que Pétain avance encore... ou fasse demi-tour
!... on la connaissait ! silhouette !... c'était
l'Amiral CORPECHOT, il avait la garde du Danube,
et le commandement de toutes les flottilles jusqu'à la
Drave... il voyait venir l'offensive russe : le Maréchal
en pleine promenade !... la flotte fluviale russe
remonter le Danube !... il était certain !... il s'était
nommé lui-même : Amiral aux Estuaires d'Europe et
Commandant des deux Berges... il voyait la flotte
russe de Vienne passer la Bavière et prendre le
Wurtemberg à rebours !... et Siegmaringen !... forcément
! et toute la " collaboration "... et surtout Pétain
!... il voyait Pétain kidnappé !... ficelé fond de cale
d'un de ces engins submersibles qu'il avait vu sortir de
l'eau !... oui ! lui !... amphibies !... qui pullulaient
passé Pest !...
CORPECHOT me racontait
tout !... je le soignais pour son emphysème... il avait
eu connaissance de tous les plans russes ! matériel et
stratégie ! il savait même le fin du fin de leur
dispositif aéro-aqua-terrestre, la catapulte par
hydrolyse, le système Ader renversé, sous-nautique !...
vous dire ce qu'on pouvait s'attendre !... j'étais
jamais étonné de voir CORPECHOT surgir, une berge
l'autre, nous faire des signes que la promenade était
finie, que les Russes étaient signalés !... pas de
surprise pour Pétain non plus... il faisait demi-tour...
les ministres avec... vous pensez que ce CORPECHOT
on l'avait arrêté dix fois... vingt fois !... et vingt
fois relâché !... plus aucune place dans les Asiles !...
[...] Je vous disais que
CORPECHOT s'était promu amiral... il trouvait qu'il
avait des titres, bien plus de titres que ceux du
Château, amiraux de bureaux, du grand Etat-Major Darlan
!... et d'abord l'article 75 !... décoré de l'article 75
!... pas inventé celui-là... mandat et tout ! très réel
! traqué sérieux !... la preuve comme il était parti
!... poil !... le dernier train ! gare de l'Est !... ils
y avaient pu piquer que son fils, sa femme, sa
belle-sœur... tout ce joli monde à Drancy !... une
minute de plus ils l'avaient !... et c'était vrai !...
j'avais lu le rapport chez Brinon... et son curriculum
exact... il avait été échotier et puis rédacteur en chef
du grand hebdomadaire yachtique " Bout dehors ! " vous
pouviez parler de lui à Brême, à Enghien ou à l'île de
Wight !... on s'inclinait !... il faisait qu'un avec les
régates !... " CORPECHOT l'a dit !... " c'était
tout ! l'autorité ! si Doenitz l'avait eu facile !... "
CORPECHOT vous êtes la Marine ! über alles
!... vous vengerez la France et Dunkerque ! "
là-dessus ils s'étaient embrassés... " Trafalgar !
Trafalgar !... " d'où vous le trouviez là, l'article 75
au derrière... et toute sa famille à Drancy... mais
qu'il savait plus quoi ni quès !... CORPECHOT-vous-êtes-la-Marine
!... vous pensez qu'il avait fallu qu'il se donne "
CORPECHOT-vous-êtes-la-Marine " ! qu'il mérite !...
d'abord à Hambourg... puis à Kiel... puis à
Warnemünde... pour Doenitz !... Kriegsmarine !
d'un camp l'autre !... là alors le coup d'avancement
!... " Commandant des Forces du Danube " !... tous les
plans d'eau Wurtemberg-Suisse !... et donc la sauvegarde
de Pétain, jusqu'où il avait le droit d'aller... pas
loin ! pas plus loin !... demi-tour !...
[...] Tout de même il avait de la
tenue... absolument impeccable !... la tenue d'amiral,
la très haute casquette... et souliers vernis !... il
s'était fait habiller tel, là-haut, au Dépôt, entre deux
bombardements... le teint vermeil, gros nez, grosse
panse... double pèlerine !... tenue de " Grand temps "
sur l'Océan !... sa Licca balançant sur le
bide... vous l'auriez trouvé rue Royale, vous vous
seriez écrié tout de suite : " Oh ! mais pas d'erreur !
l'Amiral !... il est la Marine !... il incarne !... "
pas compliqué, pas difficile, les vrais authentiques et
les dingues... la seule différence... l'endroit qu'ils
se trouvent !... Rue Royale ou sur les bords du
Danube... vingt fois... cent fois !... Pétain avait fait
écrire à Abetz que ce CORPECHOT était de trop !
amiral ou pas ! qu'il en avait assez des siens !... tous
les étages... ministres et cadres supérieurs !... qu'on
l'espionnait à la promenade !... Abetz y pouvait zéro !
au moment où tout fout le camp c'est plus qu'à regarder
et se taire... Vichy, le nonce du Pape... CORPECHOT-Danube...
pas contredire !... trouiller le changement d'acte,
tenir la scène encore un peu... le moment que tourne la
page !...
(D'un château l'autre, Folio, juillet 1988, p. 196).
*********************
*
ROGER-MARIN
COURTIAL des PEREIRES.
" Lui
COURTIAL, son genre, son renom c'était pas du tout à
l'esbrouffe ! Il les prévenait lui-même toujours, un
petit laïus préliminaire : " Messieurs, Mesdames,
Mesdemoiselles... Si je monte encore à mon âge, c'est
pas par vaine forfanterie ! Ça vous pouvez croire ! Par
désir d'épater les foules !... Regardez un peu ma
poitrine ! Vous y verrez épanouie toutes les
médailles les plus connues, les plus cotées, les plus
enviées de la valeur et du courage ! Si je monte,
Mesdames, Messieurs, Mesdemoiselles, c'est pour
l'instruction des Familles ! Voilà le but de toute ma
vie ! Tout pour l'éducation des masses ! Nous ne nous
adressons ici à aucune passion malsaine ! non plus
qu'aux instincts sadiques ! aux perversités émotives
!... Je m'adresse à l'intelligence ! A l'intelligence
seulement ! "
Il me le
répétait pour que je sache : " Ferdinand, souviens-toi
toujours que nos ascensions doivent conserver à tout
prix leur cachet ! L'estampille même du " Génitron "...
Elles ne doivent jamais dégénérer en pitreries ! en
mascarades ! en fariboles aériennes ! en impulsions
d'hurluberlus ! Non ! Non ! et non ! Nous élever certes.
Il le faut. Mais élever aussi ces brutes, celles que tu
vois, qui nous entourent, la gueule ouverte ! Ah ! c'est
compliqué, Ferdinand !... "
Jamais, c'est
un fait, il n'aurait quitté le sol, sans avoir avant
toute chose dans une causerie familière expliqué tous
les détails, les principes aérostatiques. Pour mieux
dominer l'assistance, il se juchait en équilibre sur le
bord de la nacelle, extraordinairement décoré,
redingote, panama, manchettes, un bras passé dans les
cordages... Il démontrait, à la ronde, le jeu des
soupapes et des valves, du guiderope, des baromètres,
les lois du lest, des pesanteurs. Puis entraîné par son
sujet, il abordait d'autres domaines, traitant,
devisant, à bâtons rompus toujours, de la météorologie,
du mirage, des vents, du cyclone... Il abordait les
planètes, le jeu des étoiles... Tout arrivait à lui
sourire : l'anneau... les Gémeaux... Saturne...
Jupiter... Arcturus et ses contours... la Lune...
Belgerophore et ses reliefs... Il mesurait tout au
jugé... Sur Mars, il pouvait s'étendre... Il la
connaissait très bien... C'était sa planète favorite !
Il racontait tous les canaux, leurs profils et leurs
trajets ! leur flore ! comme s'il y avait pris des bains
! Il tutoyait bien les astres ! Il remportait le gros
succès !
Pendant qu'il
bavait, ainsi juché, à la cantonade, captivant la foule,
moi je faisais un peu la quête... Je profitais de la
circonstance,
des palpitations, des émois... Je proposais des invendus
du " Génitron " à douze pour deux sous ! des petits
manuels dédicacés... des médailles commémoratives avec
le ballon minuscule, et puis pour ceux que je biglais,
qui me paraissaient les plus vicelards... dans le
tassement qui menaient un pelotage... j'avais un petit
choix d'images drôles, amusantes, gratines... et des
transparentes qui remuaient... C'est rare que je liquide
pas tout...
Dès que j'avais
fait ma récolte, je filais un petit signe au maître...
Il rajustait son panama... il amarrait toutes ses
tringles, il dénouait la dernière écoute. C'était moi
qui donnait : " Lâchez-tout... " Il me renvoyait un coup
de son bugle... Le " Zélé " prenait l'espace !... Il
barrait en traviole... Il chaloupait au-dessus des
toits. Il était calamiteux... Même les plus bouzeux
campagnols ils s'apercevaient bien de la chose... Tout
le monde se marrait de le voir partir tituber dans les
toits... Moi je rigolais beaucoup moins !... Je le
prévoyais l'horrible accroc, le décisif ! Le funeste !
La carambouille terminale... Je lui faisais mille signes
d'en bas... qu'il laisse choir tout de suite le sable
!... Il avait peur de monter trop haut... Mais le bec
dont je me gourrais, c'était qu'il rechute en plein
village... Ça c'était toujours à deux doigts et la perte
avec ... qu'il vienne frôler dans l'école... qu'il
emmène le coq de l'église... qu'il s'enfourche dans une
gouttière !... qu'il s'arrête en pleine mairie !... " (
Dans Mort à crédit, cet inventeur génial c'est
MARQUIS Raoul, Henri, Clément, Auguste, Antoine dit
Henry DE GRAFFIGNY).
**********************
* DELPHINE.
Jamais on ouvrait les
persiennes, sauf un moment avant le dîner pour le ménage
à DELPHINE, quand la gouvernante arrivait, sa " governess " ! elle voulait pas un autre nom.
- Call me DELPHINE or governess ! but not your
maid ! I am not your maid ! Appelez-moi DELPHINE
ou votre gouvernante ! Mais pas la bonne ! Je ne suis
pas !...
Dès que vous arriviez elle vous prévenait illico de son rang dans la
maison, qu'il y ait pas de méprise de votre part, dès le
premier bonjour, qu'elle était pas maid, " governess "
!... Et sur le ton sans réplique !... Vingt ans que ça
durait !...
Elle se surmenait pas au ménage,
c'était impossible chez Claben, elle déblayait le milieu
des pièces, elle rempilait les monticules, elle retapait
les vallons, qu'on puisse à peu près se faufiler,
trouver la sortie... Claben parlait pas beaucoup, je
veux dire avec ses clients, il tenait à son genre de
mystère, il se disait des choses à lui-même comme ça en
plutôt yiddish, fallait qu'on le comprenne à mi-mots...
il tenait pas le crachoir... tandis que DELPHINE
l'opposé c'était des clameurs perpétuelles... du
monologue à plus finir !... les circonstances de rien du
tout !... ses démêlés aux commissions dans la rue dans
les boutiques avec les personnes arrogantes... qu'on y
avait monté sur les pieds, de ci, de là, un peu partout,
dans les tramways, dans les bus... La susceptibilité
même !... Elle allait faire ses commissions jusque dans
le centre... jusqu'à Soho... en même temps qu'elle
louait ses places... il lui fallait son théâtre au moins
trois fois la semaine... C'est dire qu'elle suivait de
près le mouvement ! Ah, pas comme une boniche du tout
!... comme une véritable lady, comme une " governess "
!...
(...) D'ailleurs toujours en
toilette, le chapeau, les mitaines et tout, sur son
trente et un, sauf quand elle rentrait de ses grandes
cuites... dans les états abominables... ses fugues de
pocheries...
Elle faisait des heures de queue pour le " pit " le poulailler anglais,
en grand tralala, plumes partout, robe du soir à
traîne... (...) La dignité !... Une fois seulement à "
l'Old Vic " emportée par l'enthousiasme elle avait
troublé le grand spectacle... On jouait Roméo et
Juliette. Elle avait hurlé du balcon... félicité en
hurlant Miss Gleamor " Juliet "... Les flics l'avaient
expulsée... Elle s'était piquée au vif... Elle avait
remis ça à l'entr'acte... Pas domptée du tout !... Que
les deux mille places voyent un petit peu ce que c'était
que du vrai théâtre !... de l'âme !... du feu !... du
texte vibré !... Elle avait joué elle-même la scène
comme ça du plus haut du balcon... bourré de monde !...
la grande scène du " Deux !... "
Ce triomphe ! Applaudissements à
plus finir ! Roméo et Juliette ! On l'avait réexpulsée
bien sûr ! Toujours la police !... Mais le public s'il
était content !... Tout debout hurlant d'enthousiasme
!... Elle avait recommencé ailleurs... comme ça
d'un théâtre dans un autre... toujours impromptu !...
toujours du balcon !... tout le théâtre se retournait
vers elle... l'acclamait ! et toujours après le second
acte...
Elle se faisait connaître des artistes, elle montait les voir dans leurs
loges... Souvent elle était déçue à leur contact
personnel... Excitable... but... no soul !
Excitable... mais aucune âme !... C'était son verdict !
Elle voulait pas de photos d'artistes, même paraphées
personnellement, elle refusait net, même celle du grand
Barrymore...
- Poor mortal soul !... Pauvre âme mortelle !...
Comme ça qu'elle l'appelait.
Elle les prenait en pitié les uns
et les autres, aussi fameux qu'ils puissent être, elle
les trouvait pygméens perdus pouilleux sous les
chefs-d'œuvre... écrasés du texte... Heureux qu'elle ne
se mette pas en colère !... Elle ratait rien dans une "
season " ! Ponctuelle à tous les classiques... au " pit
" à la queue la première... souvent deux trois fois par
semaine... bien entendu c'était des frais !... Mais elle
se trouvait indépendante, elle le faisait remarquer, sa
toute petite rente, sa retraite, mais cependant un peu
juste pour tous ses besoins " spiritueux " en plus et de
sa vie mondaine !... Elle aurait pas pu s'habiller...
Comme ça " governess " chez Titus ça lui faisait joindre
les deux bouts... les robes du soir et la bibine, plus
encore toutes ses fantaisies, théâtre, grands galas de
la Musique, soirées de bienfaisance... On la retrouvait
partout... Depuis la guerre encore bien plus avec les
fêtes pour les blessés, les récitals des grands
virtuoses...
(Guignol's band, Poche, 1970, p.195).
**********************
* DOCTEUR DIVETOT.
Voici DIVETOT mon
confrère qu'arrive juste dans le sens inverse... Il a
fini lui son office... J'aime toujours bien le
rencontrer... d'abord c'est un excellent homme et puis
distingué, on peut le dire... et puis un savant dans un
sens... Il a fini lui ses visites... il a distribué tous
ses bons... c'est à mon tour à présent, de reprendre
l'infirmière, le tampon... de faire de la peine à
personne... d'obliger tout le monde dans le malheur.
Ah ! C'est pas commode, ni propice... vu la rareté des transports... les
pénuries d'arrivages, le hic des médicaments... le lolo
qui vient plus du tout... because les chemins de fer qui
déconnent, qui trouvent plus à se réchauffer... et le
susuque qu'est du Nord qui veut plus descendre... et les
beubeurres qui sont de l'Ouest qui veulent plus entendre
rien, qu'on a pas vus depuis des semaines... la médecine
devient difficile quand les malades mangent presque
plus...
Ah ! il me remarque aussi
DIVETOT que ça devient vraiment ardu... et c'est un
homme bien pondéré !... que les parents se rendent pas
compte du fond des choses, que
du
lait en boîtes y en a plus... [...] que c'est pas le
sirop qu'arrange tout, même le Dessessartz qu'est
parfait, de quel secours ! maniable, calmant,
l'irremplaçable remède... mais pour guérir au Pôle Nord
!...
Je suis toujours content de voir
DIVETOT... On se rencontre pas assez souvent...
c'est vraiment un cœur sur la main, et puis d'excellent
conseil, et affectueux, et puis sensible aux Belles
Lettres, et puis de riche expérience. Il me ramenait
toujours en auto au temps où ça roulait encore... hélas
tout ça est bien fini... On va-t-a pied et pas plus
fiers... on peut le dire... C'est rigoureux... on
bavardait de choses et d'autres comme ça sur le pont,
dans la bise... On est ainsi, nous les médecins... On
est toujours assez bignolles... on fout son nez un peu
partout... ça me plaît bien les tours d'horizon... les
aperçus politiques... lui-même il déteste pas... ça
grise le froid et puis de causer, surtout là-haut dans
les zefs aigres... Frappé l'aquilon ! Il m'est
sympathique DIVETOT... et je crois que c'est
réciproque...
Je lui attire son attention...
une idée qui me passe... Je lui fais... " Vous entendez
pas ?... Taa !!!... too !... too !... too !... Taa
!... Taa !... comme le vent d'hiver rapporte ? "...
Je lui chante pour qu'il entende mieux... la ! fa ! sol
! la si do ! la ! Do ! qu'il entende bien tout l'appel
!... do dièse ! sol dièse !... bien entendu !... fa
dièse mineur ! C'est le ton ! Le charme des Cygnes...
l'appel, ami ! l'appel !...
" Magnifique ceci Ferdinand ! magnifique ! Somptueuse musique !... " Il
me contredirait jamais... " Mais tragique !... Tragique
je le trouve ! n'est-ce pas... Ah ! n'est-ce pas ?... "
" Vous voyez là-bas ?... la
plaine... après la Folie... Charlebourg ?... les flocons
s'engouffrent !... plus loin encore ?... tout au glacis
?... virevolent !... tout en écharpes... et puis...
s'enroulent... Qui bondit là ?... de linceul en
linceul... ah ?... se rassemble ?... la ! fa ! sol !...
la... si... do !... too !... too !... je n'y puis
plus rien !... Too !... Too !... tant pis ! mon
ami !... Tant pis ! que le charme joue !... too ! too
!... Chimères ! voilà ! Chimères !... "
Nous partîmes à rire tous les deux tellement la neige tourbillonnait... à
vertige... à furieux volutes... à nous aveugler... Nous
fûmes éloignés l'un de l'autre... de vive force... Je
poursuivais mon chemin à contre-bourrasque... Il me
criait encore de loin à travers la neige... " Les bons
sont sous le tensiomètre !... " Nous avions là notre
cachette... " dans le tiroir de gauche ! "
C'est exact y avait du monde...
une foule à la consultation... une clientèle vraiment
fidèle... une, deux, trois, quatre ordonnances... et
puis un Bon... c'est le rythme... un... deux... trois
Bons... une ordonnance !... C'est la cadence depuis
l'hiver... de moins en moins d'ordonnances... de plus en
plus de bons... chaque fois un quart... un demi-litre...
je me fais prier énormément... J'ai la panique du
téléphone... que ça sonne, qu'il y en a plus... que j'ai
donné tout le lait de la ville... à mesure que la gêne
augmente de moins en moins d'ordonnances... de plus en
plus de bons... 25 morceaux de sucre... un petit seau de
carbi... que la misère s'arrête plus... qu'elle
augmente... qu'elle recouvrira bientôt tout... et la
médecine à la fin... qu'elle en laissera plus du tout...
(Les Beaux draps, Ed. Huit, Ecrits polémiques, août 2017, p. 600).
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* MADAME DIVONNE.
Nous avions une vieille
copine, elle a bien su en profiter des mélancolies à
maman... Elle s'appelait MADAME DIVONNE, elle
était presque aussi ancienne que la tante Armide. Après
la guerre de 70, elle avait fait une fortune avec son
mari, dans le commerce des gants " d'agneau ", Passage
des Panoramas. C'était une boutique célèbre, ils en
avaient une autre encore, Passage du Saumon. A un
moment, ils employaient dix-huit commis. " Ça n'arrêtait
pas d'entrer et de sortir. " Grand'mère le racontait
toujours.
Le mari, de remuer tant de
pognon ça l'avait grisé. Il avait d'un coup tout perdu
et davantage, dans le Canal de Panama. Les hommes ça n'a
pas de ressort, au lieu de remonter le courant, il s'est
barré au loin avec une donzelle. Ils avaient tout lavé à
perte. A présent c'était la débine. Elle vivait
MADAME DIVONNE, de droite à gauche. Son refuge
c'était sa musique. Il lui restait des petits moyens,
mais alors des si minuscules, qu'elle avait à peine pour
bouffer et encore pas tous les jours. Elle profitait des
connaissances. Elle s'était mariée par amour avec
l'homme des gants. Elle était pas née dans le commerce,
son père était Préfet d'Empire. Elle jouait du piano à
ravir. Elle quittait pas ses mitaines à cause de ses
mains délicates et des moufles épaisses en hiver, mais à
résille, et ornées de roses pompon. Elle était coquette
pour toujours.
Elle est entrée dans la
boutique, elle était pas venue depuis longtemps. La mort
de Grand-mère ça l'avait beaucoup affectée. Elle en
revenait pas ! " Si jeune ! " qu'elle répétait après
chaque phrase. Elle en parlait délicatement de Caroline,
de leur passé, de leurs maris, du " Saumon " et des
Boulevards... Elle était vraiment bien élevée... A
mesure qu'elle racontait, tout devenait comme un rêve
fragile. Elle ôtait pas sa voilette, ni son chapeau... à
cause du teint qu'elle prétextait... Surtout à cause de
sa perruque... Pour dîner, il nous restait jamais
beaucoup... On l'a invitée quand même... Mais au moment
de finir la soupe, elle la relevait sa voilette et son
chapeau et tout le bazar... Elle lampait le fond de
l'assiette... Elle trouvait ça bien plus commode... Sans
doute à cause du râtelier. On l'entendait qui jouait
avec... Elle se méfiait des cuillers. Les poireaux, elle
adorait ça, mais il fallait qu'on les lui découpe,
c'était un tintouin.
Quand on avait fini de croûter,
elle voulait pas encore partir. Elle devenait frivole.
Elle se tournait vers le piano, un gage oublié d'une
cliente. Il était jamais accordé, pourtant il marchait
encore bien.
Mon père, comme tout l'agaçait, elle lui portait sur les nerfs, la
vieille noix aussi avec ses mimiques. Et cependant, il
s'amadouait quand elle se lançait dans certains airs
comme le " Lucie de Lammermoor " et surtout le " Clair
de Lune ".
Elle est revenue plus souvent. Elle attendait plus qu'on l'invite...
Pendant qu'on rangeait la boutique, elle grimpait
là-haut en moins de deux, elle s'installait au tabouret,
elle ébauchait deux ou trois valses et puis " Lucie " et
puis " Werther ". Elle possédait un répertoire, tout le
" Chalet " et " Fortunio ". On était bien forcé de
monter. Elle se serait jamais interrompue si on s'était
pas mis à table. " Coucou !... " qu'elle faisait en vous
revoyant.
(...) Elle connaissait les
histoires de toutes les familles des passages. En plus
quand il y avait un piano, elle avait pas son pareil...
A plus de soixante-dix ans d'âge, elle pouvait encore
chanter " Faust ", mais elle prenait des précautions.
Elle se gavait de boules de gomme pour pas s'érailler la
voix... Elle faisait les chœurs à elle toute seule, avec
les deux mains en trompette. " Gloire Immortelle ! "...
Elle arrivait à le trépigner en même temps qu'elle
tapait les notes.
A la fin, on pouvait plus se retenir tellement qu'on se marrait. On
en éclatait par le nez. La mère DIVONNE une fois
en train elle s'arrêtait pas pour si peu. C'était une
nature d'artiste. Maman avait honte, mais elle rigolait
quand même... Ça lui faisait du bien...
(Mort à
crédit, Gallimard, 1990, p. 121).
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* DUDULE.
Le principal pour eux,
c'était qu'ils soyent constamment dehors ! pas une
minute à l'intérieur ! Presque tous, ils venaient de la
banlieue... Ils étaient pas obéissants. Surtout un petit
maigre, le DUDULE, qui voulait toucher toutes les
filles... Il fallait qu'on le couche entre nous... (...)
Nos pionniers eux ils prospéraient, ils profitaient de
l'indépendance !... On leur imposait pas de contrainte,
ils faisaient en somme tout ce qu'ils voulaient !...
même leur indiscipline... eux-mêmes !... Ils se
foutaient des raclées terribles... Le plus petit,
c'était le plus méchant, toujours le DUDULE avec
ses sept ans et demi !...
(...) On avait beau leur expliquer que c'est pas comme ça dans la vie...
qu'on a tous nos obligations... que les honnêtes gens
vous possèdent... tout au bout du compte... que de
piquer à droite, à gauche, ça finit quand même par se
savoir !... que ça se termine un jour très mal... Ils
nous envoyaient rejaillir avec nos salades miteuses...
Ils nous trouvaient forts écœurants... bien affreux
cafards !... Ils refusaient tout ce qu'on prétendait...
Ils refusaient d'entendre...
Ça faisait une " Race Nouvelle "
pépère. DUDULE le mignard de la troupe, il est
sorti chercher des œufs... Raymond osait
plus... Il était devenu trop grand... C'était un "
radeau de la Méduse " le petit gniard DUDULE...
On faisait des vœux... des prières... tout le temps
qu'il était dehors... pour qu'il revienne indemne et
garni... Il a ramené un pigeon, on l'a bouffé cru tout
comme avec des carottes itou... Il connaissait sa
campagne mieux que les chiens de chasse le DUDULE
!... A deux mètres on le repérait plus... Des heures...
qu'il restait planqué pour calotter sa pondeuse... Sans
lacet ! sans boulette ! sans cordon !... Avec deux
petits doigts... Cuic ! Cuic !... il me montrait la
passe... C'était exquis comme finesse... " Tiens, dix
ronds que je te la mouche... et tu l'entends pas ! "...
C'était vrai, on entendait rien.
(...) Un peu plus tard, on s'est
demandé où qu'il était passé le DUDULE ?... Il
était sorti depuis deux heures... soi-disant pour ses
besoins... Ah ! nous fûmes tous des plus inquiets !...
Et il est revenu qu'à la nuit !... Et alors avec un
cargo !... Il avait fait douze kilomètres !... Jusqu'à
la gare de Persant... et rappliqué à toutes pompes !...
Sur le quai des marchandises, il avait levé une vraie
aubaine... un condé phénoménal !... Un débarquement
d'épicerie !... Il nous rentrait avec du beurre !... une
motte entière !... Deux chapelets de saucisses complets
!... trois paniers d'œufs... des andouilles, des
confitures et du foie gras !... Il ramenait aussi la
brouette... Il avait fauché tout ça devant la consigne
pendant que les manœuvres du transport étaient partis à
l'aiguillage... pour se remettre un peu de chaleur... Il
y avait pas mis deux minutes, DUDULE, pour tout
calotter ! Le pain, seulement qui nous manquait... mais
ça n'a pas du tout gêné pour faire une agape !...
Quelque chose d'énorme !... On a poussé notre feu à bloc
! On y a mis presque un arbre entier !...
Des Pereires, en entendant ça, il
s'est réveillé tout à fait... Il s'est relevé pour
bouffer... il a commencé à bâfrer si vite, qu'il en
perdait le souffle. Il s'en tenait la panse à deux
mains... " Ah ! Nom de Dieu de Nom de Dieu !... " qu'il
s'exclamait entre temps... La grosse mignonne elle non
plus se faisait pas prier !... Elle en fut si bien gavée
en quelques minutes, qu'il a fallu qu'elle s'allonge...
Elle se roulait à même le sol... du ventre sur le dos...
tout doucement...
(Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.610).
**********************
* MARC EMPIEME (alias
Marcel AYME).
Y en avait qu'un autre sur
la Butte presque aussi distingué que Bébert, le chat à
EMPIEME, Marc EMPIEME : Alphonse. (...)
EMPIEME je vais y revenir, vous m'avez compris,
c'est Marc EMPIEME l'écrivain, le patron
d'Alphonse... Il demeurait deux rues plus bas que
nous... Je vais vous parler de Marc EMPIEME...
encore une petite acrostiche ! Je vais pas vous égarer
pourtant ! Ah ! un ami ! et magnifique !... que je vous
fixe au sujet de ses goûts... Que vous erreriez pas !...
Je connais personne comparable à Marc dans les
lettres de ce temps ! Pas un qui y aille au buvard dans
toute la plumasserie française ! Pas un seul rival !
Prose, drame, verses, ris !... Pâzun ! pour ce que je
sache ! et des cinquante dernières années ! vous dire si
sa lyre m'émeut ! Il distille le songe comme une fée...
y a Maupassant et puis lui-même. Autour ? avant ?
encontre ? parmi ? des lazzarones !...
C'est donc très juste qu'il se
dorlote, bobiche, gâtelotte, se refuse rien, chasses,
yachts, castels... Je le jalouse un peu...
pas pour ses
châteaux, pour sa maladie !... Il est bien plus malade
que moi et il produit comme un Homère ! Moi mes maux de
tête, mes insomnies me sonnent, annihilent, lui moins il
dort plus il chef-d'œuvre ! On est Sisyphes tous !
entendu ! et maudits remonteurs du roc ! Moi il me
redéboule sur le pif, le Roc ! pataquès, et Parquet !
Lui tout crevard il passe les cimes ! et à la z'une ! il
envoye son roc au Zénith ! comme il veut ! Ces ovations
des horizons ! L'Olympique du Roc ! Il fait mille soirs
à l'Ambigu ! Forcément ! des reprises à n'en plus finir
! des Klondykes sur le cinéma, en librairie il croule
tout ! Il crèverait quinze plafonds d'impôts avec un
quart de demi-roman tellement tout est happé aux presses
! des cents ! deux cent mille... quatre cents ! C'est
simple ! ses " rares ", ses " Japons ", la foule les
dépèce à la Salle ! d'engouement ! Ils se tirent aux
enchères ! On cite les coffres qui en recèlent ! L'Aga
en voudrait il peut pas ! Oh je m'amuse ! Vanitatas !
Invidivia ! Javalousie ! comme Jules ? Oh maldonne
totale ! mon ambition n'est pas aux Arts ! ma vocation
c'est la médecine !...
(...) Donc pas question que
j'égale Marc ! Scandaleux drôle vomi ? Et puis ?
pendu ? alors ? C'est joliment naturel qu'Aède Marc
de Marc il jaille, lui ! triomphe en tout ! Il
aurait des musées chez lui, des dessous de plat à
musique en or, je trouverais naturel ! Je suis
compréhensif.
Je me suis souvent entendu dire :
- Vous êtes qu'une pelure ! Vous savez pas faire une
vraie œuvre, une pièce de théâtre, un sonnet !
- Merde ! Merde ! C'est vrai !
- Regardez Marc !
Des mots pour m'aigrir ! Des fiels ! Je fais la part ! Mais quand même...
oh ! là ! le Roc me retombe sur le pif !... je l'envoye
pas aux étoiles comme Marc... tout me redéboule,
m'écrabouille ! Ces avalanches ! ma vocation est de
médecine ! je suis doué de travers ! même mon infirmité
me nuit... m'anéantit... Marc il attouche direct
aux Muses, malade ou pas... il aurait des Golcondes chez
lui, des chiées de trésor, une chapelle où viendraient
les adorateurs exprès béer, s'agenouiller, que ça serait
poil et puis c'est tout !
Y a assez de clanculs par le
monde qui triomphent, installent, encombrent la Gloire,
les planches, le Dictionnaire, les bidets de ministres,
et même les Prisons ! qu'au moins un soye adulé juste !
Zénith tout à lui !
Lui sa maladie le fait œuvrer... moi la mienne m'anéantit... je reste là
tout blet... ressasseur... Regardez cette page !... lui
c'est de la souffrance aiguillon moi c'est de la douleur
raplapla... En croix, je me vois, je serais fastidieux,
au poteau aussi, il me viendrait que des grossièretés
piètres, pas une sublime apostrophe ! Je serais le
martyr qu'on sifflerait !
(Féerie pour une autre fois, Folio, 1977, p.37).
**********************
* EVELYNE.
On entend les cris d'une autre
bande joyeuse... Jeunes gens et jeunes filles... qui se
rapprochent de la clairière... la première de ces jeunes
filles apparaît entre les buissons : EVELYNE...
Une très belle, très joyeuse, très gaie, très
étincelante jeune fille. Elle aperçoit tout juste le
dernier des petits lutins... qui s'enfuient à
l'approche... effrayés par les humains... Vite ! Vite
!... Elle fait signe qu'elle a vu les lutins danser dans
la clairière... Les autres rient... incrédules... Ils
sont nombreux, jeunes et beaux... garçons et filles...
Ils dansent à leur tour dans la clairière... Jeux...
Colin-maillard... Bouderies... Agaceries... L'un des
garçons est plus particulièrement pressant... Il fait
une cour ardente à EVELYNE... C'est le Poète...
Il est habillé en " poète "... Habit réséda, maillot
collant... Cheveux blonds et bouclés... Rouleaux de
poèmes sous son bras... C'est le fiancé d'Evelyne...
Danses encore... Toujours danses joyeuses !...
(...) A ce moment, un homme, un
chasseur traverse toute la scène... Il cherche... il
fouille les taillis... Les Anges de la Mort s'enfuient à
son approche... EVELYNE reste seule sur un
rocher, accablée... Le chasseur repasse encore...
plusieurs chasseurs... Puis une biche traverse
vivement... La biche amie... compagne des petits esprits
de la forêt... Elle est poursuivie par les chasseurs...
Elle repasse... elle est touchée... une flèche au
flanc... du sang... elle s'écroule juste aux pieds d'EVELYNE...
EVELYNE se penche sur la biche... l'emporte... la
cache derrière le rocher, sur un lit de mousse...
Le chasseur revient sur ses pas... demande à EVELYNE si elle n'a
rien vu ?... une biche blessée ?... Non !... Elle n'a
rien vu... Les chasseurs s'éloignent... EVELYNE
trempe son voile dans l'eau fraîche... panse la blessure
de la biche...
Les petits esprits de la forêt surgissent du bois... fêtent, embrassent
EVELYNE qui vient de sauver leur petite amie la
biche... Reconnaissance... Mais EVELYNE n'est pas
en train du tout de se réjouir... Elle leur fait part de
son désespoir... L'abandon du Poète... Elle ne peut plus
vivre... elle ne veut plus vivre... La funeste
résolution !... sauter dans la rivière... Les petits
esprits protestent... se récrient... s'insurgent... Elle
? Mourir ?... Ah non !... Elle doit demeurer avec ses
petits amis.
Pourquoi tant de chagrin ?...
Elle explique... que le poète a suivi la merveilleuse
danseuse... séduit... désormais... sans défense...
EVELYNE n'a pas su le retenir... Comment rivaliser ?
C'en est trop !... " Qu'à cela ne tienne ! Danser ?...
s'esclaffent les petits esprits... Danser ?... Mais nous
allons t'apprendre ! Nous !... Et tu danseras mieux
qu'aucune autre danseuse sur terre !... Tiens !...
Veux-tu que nous te montrions ?... Veux-tu apprendre les
grands secrets de la Danse ?... " Le petit roi des
esprits appelle, invoque, commande les esprits de la
Danse... D'abord la " Feuille au Vent "... Danse de la
Feuille au Vent... EVELYNE chaque fois danse avec
l'esprit invoqué... de mieux en mieux... Le " Tourbillon
des Feuilles "... " L'Automne "... le " Feu follet "...
" Zéphyr " lui-même... les " Buées ondoyantes "... la "
Brise matinale " la " Lumière des sous-bois "... etc...
Evelyne danse de mieux en mieux !...
(Bagatelles pour
un massacre, La naissance d'une fée, ballet en plusieurs
actes, Ecrits polémiques, Ed.8, sept. 2012).
*********************
* FARCY
RAOUL.
" Je
m'étais fait un vrai ami, salle d'hôpital
d'Hazebrouck... Salle St-Eustache !... exactement !...
FARCY RAOUL, blessé main
gauche...
FARCY RAOUL du 2° d'Af... Comme moi !... même
salle... deux lits plus loin !... Salle St-Eustache...
On l'a opéré pour sa main... Il hurlait aussi la même
chose après son opération... Il avait fait un peu de
gangrène... ça avait duré quarante jours... On avait eu
le temps de se causer ... Il m'avait à la sympathie...
on avait fait nos beaux projets. On avait tout juste le
même âge... " On ira tous les deux à Londres !... "
C'était entendu !... Il parlait quand ça serait fini
!... Il voyait ça lui pour l'hiver !...
" Tu verras,
chez mon oncle Cascade !... Comment ça fonctionne un
petit peu !... Tu verras un petit peu la vie !... Tu
verras la tôle !... que c'est un homme des Bats aussi !
mon cher oncle Cascade ! " Il parlait toujours de ce
Cascade... Enfin des beaux horizons !... Des vrais
projets attrayants !... J'en avais besoin... Je la
voyais plutôt à la merde !... Je décollais même de plus
en plus !... Salle St-Eustache !... Je suppurais de
partout !... Ils m'avaient fait trois éburnages
de l'humérus, du tibia, j'avais tout ça attaqué...
j'avais joui après je peux le dire ! et puis les drains,
mèches et plâtres... recollé des bouts d'os ensemble...
ça me faisait mal que j'en hurlais presque toutes les
nuits...
C'est le
RAOUL qui m'avait requinqué !... par le moral, ça
faut reconnaître ! J'en avais besoin ! " T'en fais pas
pote !... T'en fais pas !... comme ça qu'il me causait.
On reviendra jamais par ici !... Tu verras un peu London
!... Attends que j'aye ma convalescence ! " Voilà
patatrac !... tout bascule !... On vient le demander un
matin FARCY RAOUL !... Il sortait de la salle des
pansements... Les gendarmes l'interpellent, l'embarquent
!... les menottes !... - Où que tu vas ? Ça me sort... "
Mort aux vaches ! " comme ça devant tout l'hôpital... Et
puis encore il me recommande encore de loin... les flics
l'entraînant... " Cascade ! t'entends !... Cascade !...
Chie pas ! Mort aux vaches !... " Voilà ses paroles !...
les dernières que j'ai entendues... Le soir même on a
appris le reste... tourniqué le RAOUL !... Ils
l'ont passé deux jours plus tard !... FARCY RAOUL...
Mutilation volontaire !... 2° d'Af !... C'était vrai ou
c'était pas vrai !... Ils font comme ils veulent !...
Ils se foulent pas... Un détachement y a été, des
convalescents de l'hosto, ils y ont défilé devant son
corps... Ils l'ont fusillé à l'aube, dans la cour, la
cour Barnabé, du nom de la prison militaire. Il a pas
molli " Mort aux vaches ! " qu'il leur a gueulé comme ça
au moment du feu. C'est tout. "
(Guignol's band, ce
neveu de Cascade le proxénète de Londres mutilé
volontaire et fusillé à l'aube).
*********************
* SŒUR FELICIE.
Toutes les gares
allemandes sont de même, des soldats qui dorment...
aussi des blessés... le coin à droite est préparé,
quatre gamelles... soupe aux choux... je vois La Vigue,
et le Grec plus pouvoir... ils ne touchent pas à leurs
gamelles, tout de suite ils s'endorment...
- Destouches !... Destouches ! je vous présente Sœur FELICIE !...
Sœur FELICIE a l'air tout à fait à son aise... pas du tout
triste... gaie même, disons... jeune, la trentaine...
- Ordre de la Sagesse !... et soignante !... aux contagieux... elle était
à La Charité... vous savez, notre grand hôpital !...
Sœur FELICIE !
-
Oui ! oui Harras !
Il la présente à Proséïdon... Proséïdon s'extirpe de sa paille...
s'incline très bas... et demande pardon...
- Sœur FELICIE !...
Harras m'explique, elle vient d'arriver de Berlin... en tank...
directement... volontaire pour la léproserie... c'est
elle qui les soignait là-bas aux contagieux... je vois
ils se connaissent, ils s'embrassent... la première fois
que je les vois réjouis... elle soignait à La Charité
depuis dix ans... d'abord pour un stage, pour les
malades catholiques, et puis elle n'était pas partie...
on ne l'avait pas expulsée... elle ne demandait pas à
partir... bien des sœurs comme elle et de tout le pays à
La " Charité "... et des disconesses... elles avaient
autre chose à faire qu'à s'occuper des évènements...
seulement depuis les raids, les blessés... elle, Sœur
FELICIE, ne s'occupait que des contagieux...on avait
groupé les lépreux, tout, dans son service... de là les
dix... les quinze... et il devait en venir d'autres... y
en avait encore dans les camps... il paraît... l'idée de
léproserie venait du ministère, de Conti...
Sœur FELICIE était
équipée, chaussures d'infanterie, musette, pain noir...
les lépreux voulaient qu'elle les soigne, tout de suite,
qu'elle leur refasse leurs pansements... elle voulait
bien, mais nous n'avons ni bandes ni ouate... si ! si !
y avait ! Harras avait au premier étage, chez le chef de
gare, tout un matériel d'infanterie... tout préparé...
Kracht allait tout descendre...
- Ja ! ja ! ja !
Mais Sœur FELICIE voulait pas tout de suite... elle voulait refaire
sa cornette, tout de suite !... Harras lui dit qu'il y
avait pensé aussi ! au " premier " ! un fer à repasser,
une planche, du bois pour le poêle, et qu'elle serait
seule... le chef de gare et l'aiguilleur étaient partis
pour le front Ouest... je remarque, Harras avait plus
son gros rire... son ooaah ! il n'était pas
triste mais il ne riait plus... j'avais bien des choses
à savoir... j'aurais voulu lui parler... on attendait
assis dans la paille... et puis on s'est allongé... on
attendait la Sœur FELICIE... il me semble...
(Rigodon, Folio, oct. 1988, p. 77).
*************************
* FLEURY LE CHANOINE.
" Asseyez-vous, Monsieur le
Curé... " La grande politesse tout de suite ! Il
s'approprie le grand fauteuil... Je le regarde
attentivement... Je l'avais jamais vu ce gonze-là...
Certainement que c'était un nouveau. Comme ça, à
première impression, il faisait assez raisonnable...
même circonspect, pourrait-on dire... Nous autres on
avait l'habitude des véritables originaux... Presque
tous nos abonnés, ils faisaient un peu des tics... des
grimaces... Celui-ci il semblait bien peinard... Mais le
voilà qui ouvre la bouche... et il commence à
raconter... Alors je comprends d'un seul coup... Comment
qu'il déconne !... Il venait tout droit lui aussi pour
nous parler d'un concours...
(...) Ce qui lui travaillait le
siphon... C'était les Trésors sous-marins !... Une noble
idée !... Le sauvetage systématique de toutes les épaves
!... De tous les galions " d'Armada " perdus sous les
océans depuis le début des âges... Tout ce qui brille...
tout ce qui jonche le fond des mers ! Voilà ! C'était
ça, lui, sa marotte ! toute son entreprise !... C'est
pour ça qu'il venait nous causer !... Il voulait qu'on
s'en occupe... qu'on perde pas une seule minute !...
qu'on organise un concours ! une compétition mondiale...
pour le moyen le meilleur ! Le plus sûr ! Le plus
efficace !... de remonter tous les trésors !... Il nous
offrait toutes ses ressources, sa propre fortune, il
voulait bien tout risquer... Une garantie formidable
pour couvrir déjà tous les frais de mise en route...
Forcément, Madame et moi, on se tenait un peu sur les
gardes... Mais il insistait beaucoup... Lui le système
qu'il voyait, le cureton fantasque, c'était une " Cloche
à plongeur " !... qui se déroulerait très profonde ! par
exemple vers 1800 mètres !... Qui pourrait ramper dans
les creux... appréhender les objets... crocheter,
dissoudre les ferrures... absorber les coffres-forts par
" succion spéciale "...
(...) Il a même pas attendu
qu'on émette une seule objection... ou seulement le
début d'un petit doute !... Plaff ! comme ça en plein
sur la table... Il plaque son paquet de fafiots... Y en
avait pour six mille francs !... Il a pas eu le temps de
les regarder !... Ils étaient déjà dans ma fouille... La
mère Courtial, elle en sifflait !... Je veux battre le
fer !... J'attends plus...
- Monsieur le Curé, restez-là, je vous en prie ! une
seconde... Une toute petite ! Le temps que je cherche le
Directeur... Je vous le ramène à la minute !...
Je saute dans la cave... Je hurle après le vieux... Je l'entends qui
ronfle ! Je pique droit sur sa guitoune... Je le
secoue... Il pousse un cri ! Il croyait qu'ils venaient
l'arrêter...
(...) Il se requinque vite les
moustagaches... Le voilà paré ! Il remonte au jour... Il
se présente dans une brillante forme... Déjà il avait
son topo tout prêt dans l'esprit... tout baveux...
complètement sonore !... Il nous éblouissait d'emblée
sur la question des plongeons ! L'historique de tous les
systèmes depuis Louis XIII jusqu'à nos jours ! Les
dates, les endroits, les prénoms de ces précurseurs et
martyrs !... Et les sources bibliographiques... et les
Recherches aux Arts et Métiers !... C'était proprement
féerique... Le cureton il en rotait ! Il rebondissait
sur son siège de joie et de délectation... C'était très
exactement tout ce qu'il avait espéré !... Alors comme
ça, bien ravi, en plus de son offre précédente... On lui
demandait rien !... Il nous assure de deux cents sacs !
rubis sur l'ongle ! pour tous les frais du concours !
(...) Alors tout à fait copains
il a sorti de sa soutane une carte sous-marine
immense... Pour qu'on se rende compte bien tout de suite
de l'endroit de tous les trésors !... Où qu'elles
étaient englouties toutes ces richesses phénoménales
!... depuis vingt siècles et davantage...
On a bouclé la cambuse... On a étalé le parchemin entre nos deux chaises
et la table... C'était une œuvre mirifique cette " Carte
aux Trésors "... Ça donnait vraiment du vertige... rien
qu'en jetant dessus un coup d'œil... Surtout si l'on
considère le moment où il survenait ce drôle de Jésus
!... après des temps si difficiles ! Il nous bluffait
pas le cureton !... C'était bien exact sur sa
carte tous les flouzes planqués dans la flotte...
C'était pas niable ! Et près de côtes... avec les
relevés " longitudes "... On pouvait bien se figurer que
si on la trouvait la cloche pour descendre rien qu'à 600
mètres, ça deviendrait du vrai nougat ! On était
tranquille comme Baptiste... Nous possédions à la
cuiller tous les trésors de l' " Armada " !... Y avait
qu'à se baisser pour les prendre...
(Mort à crédit,
Gallimard, 1990, p. 498).
**********************
* Capitaine FRÉMIZON.
Je ne fis qu'un bond pour
aller me réfugier dans ma cabine. Je l'avais presque
atteinte quand un des capitaines de la coloniale, le
plus bombé, le plus musclé de tous, me barra net le
chemin, sans violence, mais fermement. " Montons sur le
pont ", m'enjoignit-il. Nous y fûmes en quelques pas.
Pour la circonstance, il portait son képi le mieux
doré, il s'était boutonné entièrement du col à la
braguette, ce qu'il n'avait pas fait depuis notre
départ. Nous étions donc en pleine cérémonie dramatique.
Je n'en menais pas large, le cœur battant à la hauteur
du nombril.
Ce préambule, cette impeccabilité anormale me fit présager une exécution
lente et douloureuse. Cet homme me faisait l'effet d'un
morceau de la guerre qu'on aurait remis brusquement
devant ma route, entêté, coincé, assassin.
Derrière lui, me bouclant la porte de l'entrepont, se dressaient en même
temps quatre officiers subalternes, attentifs à
l'extrême, escorte de la Fatalité. Donc, plus moyen de
fuir. Cette interpellation avait dû être minutieusement
réglée. " Monsieur, vous avez devant vous le capitaine
FRÉMIZON des troupes coloniales ! Au nom de mes
camarades et des passagers de ce bateau justement
indignés par votre inqualifiable conduite, j'ai
l'honneur de vous demander raison !... Certains propos
que vous avez tenus à notre sujet depuis votre départ de
Marseille sont inacceptables !... Voici le moment,
monsieur, d'articuler bien haut vos griefs !... De
proclamer ce que vous racontez honteusement tous bas
depuis vingt et un jours ! De nous dire enfin ce
que vous pensez... "
Je ressentis en entendant ces
mots un immense soulagement. J'avais redouté quelque
mise à mort imparable, mais ils m'offraient, puisqu'il
parlait, le capitaine, une
manière de leur échapper. Je
me ruai vers cette aubaine. Toute possibilité de lâcheté
devient une magnifique espérance à qui s'y connaît.
C'est mon avis. Il ne faut jamais se montrer difficile
sur le moyen de se sauver de l'étripade, ni perdre son
temps non plus à rechercher les raisons d'une
persécution, dont on est l'objet. Y échapper suffit au
sage.
- Capitaine ! lui répondis-je avec toute la voix convaincue dont j'étais
capable dans le moment, quelle extraordinaire erreur
vous alliez commettre ! Vous ! Moi ! Comment me prêter à
moi, les sentiments d'une semblable perfidie ? C'est
trop d'injustice en vérité ! J'en ferais capitaine une
maladie ! Comment ? Moi hier encore défenseur de notre
chère patrie ! Moi, dont le sang s'est mêlé au vôtre
pendant des années au cours d'innombrables batailles !
De quelle injustice alliez-vous m'accabler capitaine !
Puis m'adressant au groupe entier :
- De quelle abominable médisance messieurs, êtes-vous devenus les victimes
? Aller jusqu'à penser que moi, votre frère en somme, je
m'entêtais à répandre d'immondes calomnies sur le compte
d'héroïques officiers ! C'est trop ! vraiment c'est trop
! Et cela au moment où ils s'apprêtent ces braves, ces
incomparables braves à reprendre, avec quel courage, la
garde sacrée de notre immortel empire colonial !
poursuivis-je. - Là où les plus magnifiques soldats de
notre race se sont couverts d'une gloire éternelle. Les
Mangin ! Les Faidherbe, les Gallieni !... Ah ! capitaine
! Moi ? Ça ?
(...) Tant que le militaire ne
tue pas, c'est un enfant. On l'amuse aisément. N'ayant
pas l'habitude de penser, dès qu'on lui parle il est
forcé pour essayer de vous comprendre de se résoudre à
des efforts accablants. Le capitaine FRÉMIZON ne
me tuait pas, il n'était pas en train de boire non plus,
il ne faisait rien avec ses mains, ni avec ses pieds, il
essayait seulement de penser. C'était énormément trop
pour lui. Au fond, je le tenais par la tête.
(...) Les camarades du militaire indécis, à présent eux aussi venus là
exprès pour éponger mon sang et jouer aux osselets avec
mes dents éparpillées, devaient pour tout triomphe se
contenter d'attraper les mots dans l'air. Les civils
accourus frémissants à l'annonce d'une mise à mort
arboraient de sales figures. Comme je ne savais pas au
juste ce que je racontais, sauf à demeurer à toute force
dans la note lyrique, tout en tenant les mains du
capitaine, je fixais un point idéal dans le brouillard
moelleux, à travers lequel l'Amiral Bragueton
avançait en soufflant et crachant d'un coup d'hélice à
l'autre.
Enfin, je me risquais pour terminer à faire tournoyer un de mes bras
au-dessus de ma tête et lâchant une main du capitaine,
une seule, je me lançai dans la péroraison : " Entre
braves, messieurs les Officiers, doit-on pas toujours
finir par s'entendre ? Vive la France alors, nom de Dieu
! Vive la France ! " C'était le truc du sergent
Branledore. Il réussit encore dans ce cas-là. Ce fut le
seul cas où la France me sauva la vie, jusque-là c'était
plutôt le contraire. J'observai parmi les auditeurs un
petit moment d'hésitation, mais tout de même il est bien
difficile à un officier aussi mal disposé qu'il puisse
être, de gifler un civil, publiquement, au moment où
celui-ci crie si fortement que je venais de le faire : "
Vive la France ! " Cette hésitation me sauva.
J'empoignai deux bras au hasard
dans le groupe des officiers et invitai tout le monde à
venir se régaler au Bar à ma santé et à notre
réconciliation. Ces vaillants ne résistèrent qu'une
minute et nous bûmes ensuite pendant deux heures.
Seulement les femelles du bord nous suivaient des yeux,
silencieuses et graduellement déçues. Par les hublots du
Bar, j'apercevais entre autres la pianiste institutrice
entêtée qui passait et repassait au milieu d'un cercle
de passagères, la hyène. Elles soupçonnaient bien ces
garces que je m'étais tiré du guet-apens par ruse et se
promettaient de me rattraper au détour.
(Voyage au bout de la nuit, Livre de poche, 1956, p.121).
*********************
* Frau FRUCHT.
Je vous ai beaucoup parlé
d'Herr Frucht et de ses ennuis de ses cabinets... mais y
avait aussi une dame FRUCHT... Frau FRUCHT,
sur le même palier que nous, Chambre 15... c'était plus
qu'une chambre la 15... un véritable appartement, avec
salle de bains, salle à manger, fumoir... je vous ai pas
encore parlé... ni de Frau FRUCHT... je la
soignais... enfin, je lui faisais des piqûres... une
ménopause... je les obtenais par " passeurs " de Bâle...
oh ! elle ne nous aimait pas quand même !... Frau
FRUCHT !... bon Dieu, non !... pas plus que son
Julius !... qu'on leur infectait leur hôtel, etc.
répugnants Franzosen !... qu'on aurait dû être au
diable !... cependant qu'est-ce qu'elle se faisait
régaler par les gardes du corps du Château !... bien
Français, ceux-là !... trois quatre garde-corps par
ministre... ça lui faisait du monde, et des garçons
d'appétit, déjeuner, dîner... Franzosen,
athlètes, et si cochons !... et qui se privaient de
rien, madame ! ripaillaient sec !... et que ça se
terminait par de ces trucs !... des
véritables orgies
vrounzaises ! ainsi qu'ils avaient table ouverte,
les gardes du corps, la table des tôliers du Löwen...
vins du Rhin à volonté, schnaps... absinthe même !...
mieux que chez Pétain !...
Frau avait la ménopause
ardente, trémoussante, bouffées de chaleur et rage de
cul... je crois que le mari était en serre, il se tapait
des jetons entre deux séances à ses gogs... entre deux
colères aux tinettes... le boche complet !... vous voyez
que n'importe où y a des gens qui s'ennuie pas, vous
verrez demain la terre tourner cendres et plâtres,
cosmos de protons, que vous trouverez encore quand même
dans un trou de montagne, une encore tapée de maniaques
en train de s'enfiler, sucer, bâfrer, hagards, rondir,
parfaits débauchmann... déluge et partouse !... tout ça
se passait au Löwen... j'avoue !
[...] Frau FRUCHT sortait jamais par notre palier... elle
descendait à sa brasserie par un escalier à elle, "
tire-bouchon ", de son lit aux cuisines... personne
entrait dans sa chambre, sauf les gardes du corps,
costauds familiers... ses masseurs... tous les gardes du
corps sont masseurs, et ils te la massaient la dame !...
je voyais les marques des massages, les paumes, les
doigts !... elle était marbrée des massages !...
Elle c'était les bonnes !... elle
te les massait ! sa façon !... à la schlag !
bonnes et cuisinières !... fallait qu'elles montent un
peu au 15, se faire semoncer ! toc ! flac !...
les vieilles comme les jeunes !... il fallait ! punition
pour l'escalier jamais bien fait !... pour le
restaurant, les assiettes cassées !... pfloc !...
vlac !... leurs fesses ! leurs dos !... [...]
Frau FRUCHT elle-même cadrait très bien dans son
boudoir, volants, froufrous et tous les luxes... vous
l'auriez bien vue " pensionnaire "... le physique, les
yeux, les nichons, tout!... tous les prétextes au vice
sont bons ! mais elle valait mille par elle-même, à la
connaître... pas que son appartement boudoir, la
cocotte, pardon !... cette tronche !... vous auriez dit
toute la Place Blanche et les plus pires leveuses du
Bois... je vous parle des temps révolus, où y avait
encore de ces femmes, créatures douées, personnes
véritables ardentes, croupes de feu... c'était avant
l'automobile... oui, au physique, je peux prétendre être
bien regardant, elle se défendait encore très bien...
sitôt que j'entrais dans sa chambre elle s'allongeait
pour sa piqûre, ôtait tout, kimono, bas de soie, que je
la palpe bien, examine à fond... intus et exit...
elle avait la peau pas mal pour une personne de son
âge... des muscles qui tenaient, aucune cellulite, pas
d'atrophie musculaire... elle avait dû être paysanne, et
paysanne de lourds travaux, bê che, labours... les seins
encore très solides... mais pour le minois, pardon !...
du Rochechouart et " dessous de métro "... la bouche
pulpeuse-avaleuse, encore peut-être pire que Loukoum
!... la bouche à avaler le trottoir, l'édicule et tous
les clients, et leurs organes et les croûtons !... les
yeux ?... des ces braises !... l'ardeur fond de volcans
pas éteints...
(D'un château l'autre, Folio, juillet 1988, p.374).
**********************
* GORLOGE.
GORLOGE,
il s'appelait, il demeurait rue Elzévir, un appartement,
au cinquième. Il donnait surtout dans la bague, la
broche et le bracelet ouvragé, et puis les petites
réparations. Il bricolait tout ce qu'il trouvait. Mon
oncle Edouard nous a donné confiance. On avait hâte
d'aller le trouver. Ils étaient encore à table au moment
où on a sonné. Ils s'attendaient à notre visite. Mon
oncle avait fait mon éloge. Ils traversaient une sacrée
crise avec leurs bijoux ciselés... Une dèche qui durait
depuis douze ans... On attendait toujours que ça
reprenne...
Monsieur GORLOGE tenait quand même, il
résistait... Il avait encore de l'espoir... Il se
fringuait comme l'oncle Arthur... en fier artiste
exactement, avec barbiche, lavallière, tatanes
longuettes, en plus une blouse entièrement tâchée,
flottante parmi les vinasses... Il était assis à son
aise. Il fumait, on l'apercevait même plus derrière les
volutes... Il éventait avec la main. Pour les
appointements, on en a même pas causé. On avait peur
d'être indiscret. Tout de même il s'est décidé, juste au
moment où l'on partait. Il a dit comme ça que je
pourrais compter sur un fixe... trente-cinq francs par
mois... déplacements compris... En plus j'avais des
espoirs... un sérieux boni, si je remontais par mes
efforts l'artisanat de la ciselure.
Le lendemain,
j'étais de bonne heure rue Elzévir, pour monter prendre
ma collection. Monsieur GORLOGE à la façon qu'il se
prélassait, à la manière que je l'ai surpris, j'ai cru
qu'il m'avait oublié... Il était là devant sa fenêtre
tout ouverte, à contempler le dessus des toits... Il
tenait entre ses genoux un grand bol de café crème... Il
en foutait pas une ramée c'était évident. Ça l'amusait
la perspective... les milliers de cours du petit
Marais... Il me faisait signe de la boucler, d'écouter
aussi les choses... De regarder ce décor... De haut en
bas, c'était guignol, autour de la cour... les trombines
qui giclent aux aguets... des pâles, des chauves, des
escogriffes... Ça piaille, ça ramène, ça siffle... Voilà
d'autres clameurs en plus... Un arrosoir qui bascule,
bondit, carambole, jusqu'aux gros pavés... Le géranium
qui dérape... Il fait bombe en plein sur la loge. Il
éclate en miettes. La bignolle jaillit de sa caverne...
Elle gueule à travers l'espace. Au meurtre ! Aux vaches
assassins !...C'est la crise dans toute la tôle... Tous
les pilons viennent aux lucarnes... On s'incendie... On
se glaviote... On se provoque dessus du vide... Tout le
monde vocifère... On comprend plus qui a raison...
Monsieur GORLOGE se pend à la fenêtre... Il veut pas en
perdre une miette... Quand ça se calme, il est désolé...
Il pousse un soupir... un autre... Il retourne à ses
tartines... Il se reverse encore un autre bol... -
Ferdinand, qu'il finit par dire au bout d'un moment, il
faut que je vous répète encore, que ça sera pas une
sinécure de travailler dans mes articles !... J'ai déjà
eu dix représentants... C'était des garçons très
convenables ! Et bien courageux !... Vous êtes en fait
le douzième, parce que moi aussi voyez-vous j'ai essayé
d'en placer... Enfin !... Revenez donc demain !...
Aujourd'hui je ne me sens pas en forme... Ah ! puis,
tenez non ! Restez encore un petit peu !... Monsieur
Antoine va arriver... Vaudrait peut-être mieux que je
vous présente ?... Ah ! puis tenez partez tout de même
!... Je lui dirai que je vous ai embauché !... Ça sera
pour lui une vraie surprise !... Il les aime pas les
représentants !...
(Mort à crédit, Gallimard, 1952,
p. 180).
***************************
*
Lieutenant GRAPPA.
Certain jour le lieutenant GRAPPA en veine d'amabilité m'invita, par exception,
à venir prendre le café chez lui. Il était jaloux GRAPPA
et ne montrait jamais sa concubine indigène à
personne. Il avait donc choisi un jour pour m'inviter où
sa négresse allait visiter ses parents au village.
C'était aussi le jour d'audience à son tribunal. Il
voulait m'étonner.
Autour de sa case, arrivés dès le matin, se
pressaient les plaignants, masse disparate, colorée de
pagnes et bigarrée de piaillants témoins. Justiciables
et simple public, debout, mêlés dans le même cercle,
tous sentant fortement l'ail, le santal, le beurre
tourné, la sueur safranée. Il s'agissait peut-être d'un
mouton borgne que certains parents se refusaient à
restituer alors que leur fille, valablement vendue,
n'avait jamais été livrée au mari, en raison d'un
meurtre que son frère à elle avait trouvé le moyen de
commettre entre-temps sur la personne de la sœur de
celui-ci qui gardait le mouton. Et bien d'autres et de
plus compliquées doléances.
- Je vais tous les mettre d'accord tout de suite moi !
décida finalement GRAPPA, que la température et
les palabres poussaient aux résolutions. Où est-il le
père de la mariée ?... Qu'on l'amène ! - Il est là !
répondirent vingt compères, poussant devant eux un vieux
nègre assez flasque enveloppé dans un pagne jaune qui le
drapait fort dignement, à la romaine. Il n'avait pas
l'air d'être venu là du tout pour se plaindre lui, mais
plutôt pour se donner un peu de distraction à l'occasion
d'un procès dont il n'attendait plus depuis longtemps
déjà de résultat bien positif.
- Allons ! commanda GRAPPA. Vingt coups
! qu'on en finisse ! Vingt coups de chicotte pour ce
vieux maquereau !... Ça l'apprendra à venir m'emmerder
ici tous les jeudi depuis deux mois avec son histoire de
moutons à la noix ! Les miliciens le tiraillaient par
l'étoffe. Deux d'entre eux voulaient absolument qu'il
s'agenouillât, les autres lui commandaient au contraire
de se mettre à plat ventre. Enfin, on s'entendit pour le
plaquer tel quel, simplement, à terre, pagne retroussé
et d'emblée reçut sur le dos et les fesses flasques une
de ces volées de bâton souple à faire beugler une solide
bourrique pendant huit jours.
- Ah ! s'ils savaient tous comme je m'en fous
de leurs litiges ils ne la quitteraient pas leur forêt
pour venir me raconter leurs couillonnades et m'emmerder
ici !... concluait GRAPPA. Cependant, se
reprit-il, je finirais par croire qu'ils y prennent goût
à ma justice ces saligauds-là !... Depuis deux ans que
j'essaie de les en dégoûter, ils reviennent pourtant
chaque jeudi... Croyez-moi si vous voulez, jeune homme,
ce sont presque toujours les mêmes qui reviennent !...
Des vicieux, quoi !...
Puis la conversation se porta sur Toulouse où
il passait ses congés régulièrement et où il pensait à
se retirer GRAPPA, dans six ans, avec sa
retraite, quand nous fûmes à nouveau dérangés par un
nègre passible de je ne sais quelle peine, et en retard
pour la purger. Il venait spontanément deux heures après
les autres s'offrir pour recevoir la chicotte. Ayant
effectué un parcours de deux jours et de deux nuits
depuis son village à travers la forêt dans ce but, il
n'entendait pas s'en retourner bredouille. Mais il était
en retard et GRAPPA était intransigeant sur le
sujet de la ponctualité pénale. " Tant pis pour lui ! Il
n'avait qu'à pas s'en aller la dernière fois !... C'est
jeudi de l'autre semaine que je l'ai condamné à
cinquante coups de chicotte, ce dégueulasse ! "
Le client protestait quand même parce qu'il
avait une bonne excuse : Il avait dû retourner à son
village en vitesse pour aller enterrer sa mère. Il avait
trois ou quatre mères à lui tout seul. Contestations...
- Ça sera pour la prochaine audience !
(Voyage
au bout de la nuit, folio, Gallimard, p. 155).
***********************
* GWENDOLINE.
" Je me souviens de la môme Graillou... Je
passe d'une baraque à une autre... Enfin je la trouve la
mignonnette. Elle m'attendait justement. Elle avait déjà
tout bouclé, toutes les marmites, sa grande fourchette,
replié tout son bataclan... Elle avait plus qu'à s'en
aller... Ça lui faisait plaisir que je revienne. Elle
avait vendu toute ses pâtes. Elle m'a même montré que
c'était vide... les grosses frites... les pommes à
l'huile... elle avait plus dans une assiette qu'un seul
petit fromage de tête...
Elle se l'est étalé sur du pain
avec un couteau, une belle tranche, on se l'est
divisée... J'avais faim encore un coup. Elle a remonté
sa voilette pour mieux me dévisager. Elle me faisait des
gestes de gronderie, que j'étais resté trop longtemps.
Elle était déjà jalouse !...
Dans la remise on a entassé les casseroles...
On a tout bouclé la lourde, on est repartis en
baguenaude. Alors, elle s'est rapprochée... Elle voulait
me causer sérieusement... Là encore j'ai pas cédé...
J'ai fait l'oseille. Je lui ai montré mon adresse... le
" Meanwell College ". Exprès, je me suis arrêté sous un
bec de gaz... Elle savait justement pas lire... Elle
arrêtait plus de chahuter... Elle me répétait seulement
son nom, son nom à elle. Elle se le tapait sur la
poitrine... GWENDOLINE ! GWENDOLINE !...
J'entendais bien, je lui massais, moi, les nichons, mais
je comprenais pas les paroles... Ça va les tendresses !
les aveux ! C'est comme les familles ! Ça se repère du
premier coup, mais c'est pourri et compagnie, c'est
fourmillant d'infection... C'est pas ce graillon-là
toujours qui me ferait prononcer des paroles. Salut
minette ! Va chier punaise ! Elle pouvait porter ma
valise ! A ton bon cœur ma Nénette ! Te gêne pas pour
ça ! Elle était bien plus costaud que moi !... Elle
profitait des coins sombres pour m'accaparer en
tendresses. Elle m'étreignait en lutteuse... Y avait pas
à résister... Les rues étaient presque désertes... Elle
voulait que je la malaxe... que je la pressure... que je
lui passe aussi des ceintures...
C'était un fort tempérament... une exigeante,
une curieuse... On se cachait derrière des
brouillards... Il fallait que je l'embrasse encore, elle
m'aurait pas rendu mes trucs... J'avais l'air con à me
tortiller... On était sous un réverbère, il lui vient
tous les culots, elle me sort la queue en plein vent...
Je branle déjà plus... Elle me fait encore raidir... je
reluis... Elle redevient comme une vraie folle... Elle
sautillait dans le brouillard. Elle relevait son
cotillon, elle faisait la danse du sauvage... J'étais
forcé de rigoler... C'était pas une heure ! Elle voulait
tout ! Merde ! Elle me courait après... Elle devenait
méchante ! Elle me rattrape... Elle cherche à me croquer
! des suçons farouches ! C'est une môme qui aimait
l'étranger... "
(Dans Mort à crédit, cette jeune
vendeuse de beignets rencontrée à peine arrivé à
Rochester va quasiment le violer avant de le mener vers
une cartomancienne et enfin devant la porte du Meanwell
Collège).
**********************
* Professeur HARRAS.
Sept heures, juste, voilà
HARRAS, en grand uniforme, dague, décorations,
aiguillettes, bottes...
" Je suis ridicule, n'est-ce pas, Confrère ?... Il le faut où nous allons
! ooah ! "
Que c'est à rire !
" Vous allez nous faire fusiller ?
- Non ! non !... pas encore ! "
Soit ! la vie continue !... une très grosse voiture... pas une gazogène...
à essence !... il prend le volant... nous sommes en
septembre... il fait beau... leur campagne en septembre
tourne au rouge, les feuilles... il fait déjà plus que
frais... il va pas vite... nous traversons tout Grünwald,
des allées de villas en décombres... et puis encore un
autre parc... et puis des prairies... et puis des
étendues de terres grises... où sûrement rien ne
pousse... genre de cendre... pas du paysage aimable !...
deux... trois arbres... une ferme au loin... plus près
un paysan qui bine, je crois... HARRAS ralentit,
il s'arrête, il va nous parler...
" Mes amis vous allez voir un ancien village huguenot... Félixruhe !
la route là, à gauche... vous n'êtes pas trop fatigués
?... cinq kilomètres ! pas plus !...
- Non !... non !... non !... "
Nous sommes plein d'entrain !... en avant pour ce Félixruhe !...
une route très étroite !... que sa Mercédès passe, mais
juste !... tout de suite c'est là, nous y sommes...
" Voici le hameau huguenot ! "
On peut pas aller de l'autre
côté, une toute petite rivière sépare... le pont est pas
pour voitures, trop vermoulu... on s'arrête... tout de
suite plein de gens viennent... il en sort de tous les
trous, des toits et des huttes, des champs... des vieux
et des vieilles surtout, et plein de mômes... les autres
doivent être à la culture ou mobilisés... tout ce monde
est nu-pieds... et si ça jacasse !... ils
s'approchent... ils touchent la voiture... les vitres...
HARRAS aime pas... pfoui ! pfoui ! qu'ils
foutent le camp !...
" Vous savez plus huguenots du tout !... tous polonais !... vous les avez
entendus !... l'invasion slave ! comme vous les Berbères
à Marseille !... naturel !... tout Berlin aux Polonais
!... naturel !... voyage des peuples !... par là ! par
là ! "
(Nord, folio, Gallimard, 1960, p. 129).
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* HENROUILLE Jules.
(...) Et sans plus, elle m'entreprend à
nouveau à propos de son mari malade. Elle veut que
j'aille m'en occuper tout de suite de son mari et sans
perdre une minute encore. " Que je suis si dévoué... Que
je le connais si bien son mari... Et patati et patata...
Moi, j'avais bien des raisons de redouter que cette
maladie du mari eût encore des drôles d'origines.
J'étais payé pour bien la connaître la dame et les
usages de la maison aussi.
Il était couché justement dans le lit où
j'avais soigné Robinson après son accident, quelques
mois auparavant. La femme
nous laissa seuls avec le mari. Il n'était pas brillant
le mari. Il n'avait plus beaucoup de circulation. C'est
au cœur que ça le tenait. - Je vais mourir, qu'il
répétait, bien simplement d'ailleurs. Je l'écoutais
battre son cœur, question de faire quelque chose dans
la circonstance, les quelques gestes qu'on attendait.
C'était cuit. Bientôt à force de trébucher, il chuterait
dans la pourriture, son cœur, tout juteux, en rouge et
bavant telle une vieille grenade écrasée.
- Je sens plus mes pieds, qu'il geignait...
J'ai froid jusqu'aux genoux... Il voulait se les toucher
les pieds, il pouvait plus. Derrière la porte, sa femme
écoutait la consultation que je lui donnais, mais je la
connaissais bien moi, sa femme. En douce, j'ai été la
surprendre. - Faudrait, qu'elle me murmure, que vous lui
fassiez enlever son râtelier... Il doit le gêner pour
respirer son râtelier... - Mais dites-le-lui donc
vous-même ! que je lui ai conseillé. - Non ! non ! ça
serait mieux de votre part ! qu'elle insiste. De moi, ça
lui ferait quelque chose que je sache... - Ah ! que je
m'étonne, pourquoi ? - Y a trente ans qu'il en porte un
et jamais il m'en a parlé... - On peut peut-être le lui
laisser alors ? que je propose. Puisqu'il a l'habitude
de respirer avec... - Oh ! non, je me le reprocherais !
qu'elle m'a répondu avec comme une certaine émotion dans
la voix...
Je retourne en douce alors dans la chambre. Ça
lui fait plaisir que je revienne. Entre les suffocations
il me parlait encore, il essayait même d'être un peu
aimable avec moi. Il me demandait de mes nouvelles, si
j'avais trouvé une autre clientèle... " Oui, oui " que
je lui répondais à toutes ces questions. Ça aurait été
bien trop long et trop compliqué pour lui expliquer les
détails. C'était pas le moment. Dissimulée par le
battant de la porte, sa femme me faisait des signes pour
que je lui redemande encore d'enlever son râtelier.
Alors je m'approchai de son oreille au mari et je lui
conseillai à voix basse de l'enlever. Gaffe ! " Je l'ai
jeté aux cabinets !... " qu'il fait alors avec des yeux
plus effrayés encore.
Il s'est mis à baver énormément. La fin. Plus
moyen d'en sortir une phrase. Je lui essuyai la bouche
et je redescendis. Sa femme dans le couloir en bas
n'était pas contente du tout et elle m'a presque
engueulé à cause du râtelier, comme si c'était ma faute.
- En or ! qu'il était Docteur... Je le sais ! Je sais
combien il l'a payé !... On n'en fait plus des comme ça
!... Toute une histoire. " Je veux bien remonter essayer
encore " que je lui propose tellement j'étais gêné. Mais
alors seulement avec elle !
Cette fois-là, il ne nous reconnaissait
presque plus le mari. Un petit peu seulement. Il râlait
moins fort quand on était près de lui, comme s'il avait
voulu entendre tout ce qu'on disait ensemble, sa femme
et moi. Je ne suis pas venu à l'enterrement. Y a pas eu
d'autopsie comme je l'avais redouté un peu. Ça s'est
passé en douce. Mais n'empêche qu'on s'était fâchés pour
de bon tous les deux, avec la veuve HENROUILLE, à propos
du râtelier.
(Voyage au bout de la nuit, folio,
Gallimard, p. 370).
***********************
* La mère HENROUILLE.
Dans les profondeurs,
pendant ce temps-là, elle se débrouillait la
mère HENROUILLE. Elle travaillait pour deux en
réalité avec les momies. Elle agrémentait la visite des
touristes d'un petit discours sur ses morts en
parchemin. " Ils sont nullement dégoûtants, Messieurs,
Mesdames, puisqu'ils ont été préservés dans la chaux,
comme vous le voyez, et depuis plus de cinq
siècles... Notre collection est unique au monde... La
chair a évidemment disparu... Seule la peau leur est
restée après, mais elle est tannée... Ils sont nus, mais
pas indécents... Vous remarquerez qu'un petit enfant fut
enterré en même temps que sa mère... Il était très bien
conservé aussi le petit enfant... Et ce grand-là avec sa
chemise et de la dentelle qui est encore après... Il a
toutes ses dents... Vous remarquerez... " Elle leur
tapait sur la poitrine encore à tous pour finir et ça
faisait tambour. " Voyez, Messieurs, Mesdames, qu'à
celui-ci, il ne reste qu'un œil... tout sec... et la
langue... qui est devenue comme du cuir aussi ! " Elle
tirait dessus. " Il tire la langue mais c'est pas
répugnant... Vous pouvez les toucher avant de vous en
aller... Vous rendre compte par vous-mêmes... Mais ne
tirez pas fort dessus... Je vous les recommande... Ils
sont tout ce qu'il y a de fragile... "
La mère HENROUILLE avait
songé à augmenter ses prix, dès son arrivée, c'était
question d'entente avec l'Evêché. Seulement ça n'allait
pas tout seul à cause du curé de Saint-Eponime qui
voulait prélever un tiers de la recette, rien que pour
lui, et puis aussi de Robinson qui protestait
continuellement parce qu'elle ne lui donnait pas assez
de ristourne, qu'il trouvait.
- J'ai été fait, qu'il concluait lui, fait comme un
rat... Encore une fois... J'suis pas verni !... Un bon
truc que c'est pourtant sa cave à la vieille !... Et
elle s'en met plein les poches, la vache, moi je te
l'affirme.
(...) Après la mort de son fils, elle n'avait pas chagriné longtemps. " Il
a toujours été très délicat, qu'elle me racontait un
soir à son propos, et moi, tenez, qui ai mes
soixante-seize ans, je me suis pourtant jamais plainte
!... Lui, il se plaignait toujours, c'est un genre qu'il
avait, absolument comme votre Robinson... pour vous
donner un exemple. Ainsi, le petit escalier du caveau il
est dur, n'est-ce pas ?... Vous le connaissez ?... Il me
fatigue bien sûr, mais il y a des jours où il me
rapporte jusqu'à deux francs par marche... J'ai
compté... Eh bien, pour ce prix-là, moi, je monterais,
si on voulait, jusqu'au ciel ! "
(Voyage au bout de
la nuit, folio, Gallimard, p.386).
************************
* MADAME HERONDE.
A Ivry, il faut qu'on descende ;
on profite qu'on est sortis pour passer chez l'ouvrière,
MADAME HERONDE, la raccommodeuse de dentelles.
Elle répare toutes les broderies du magasin, surtout le
anciennes, si fragiles, si difficiles à teinter. Elle
demeurait au bout d'Ivry à peu près, rue des Palisses,
une ébauche, au milieu des champs. C'était une cabane.
On profitait de notre sortie pour aller la stimule.
Jamais elle était prête à l'heure. Les clientes étaient
féroces et râleuses
comme on oserait plus. Je l'ai vue
chialer chaque soir ou presque, ma mère, à cause de son
ouvrière et des dentelles qui revenaient pas. Si elle
boudait notre cliente après son accroc de Valenciennes,
elle revenait plus pendant un an.
(...) La bicoque de MADAME HERONDE dominait un terrain vague. Le
clebs nous avait repérés. Il gueulait tout ce qu'il
pouvait. On apercevait la fenêtre. Chaque fois c'était
la surprise pour notre ouvrière, elle restait saisie de
nous voir. Ma mère la couvrait de reproches. Y avait
déballages de griefs. Finalement, elles fondaient en
larmes toutes les deux. J'avais moi plus qu'à attendre à
regarder dehors... le plus loin possible... la plaine
lourde d'ombre qu'allait jusqu'au bout finir dans les
quais de la Seine, dans la ribambelle des lotis.
C'est à la lumière au pétrole
qu'elle réparait, notre ouvrière. Elle s'enfumait, elle
se crevait les yeux avec ça. Ma mère la relançait
toujours, pour qu'elle se fasse enfin poser le gaz. "
Vraiment c'est indispensable ! " qu'elle insistait en
partant. Pour rafistoler des " entre-deux " minuscules,
des toiles d'araignée, sûrement c'est un fait qu'elle se
détériorait les rétines. Ma mère c'était pas tant par
intérêt qu'elle lui faisait des remarques, c'était aussi
par amitié. Je l'ai jamais visitée que la nuit la cabane
de MADAME HERONDE. " On nous le posera en
septembre ! " qu'elle affirmait à chaque coup. C'était
des mensonges, c'était pour pas qu'on insiste... Ma mère
malgré ses défauts l'estimait beaucoup.
Sa terreur maman, c'étaient les
voleuses. MADAME HERONDE était honnête, elle,
comme pas une. Jamais elle faisait tort d'un centime. Et
pourtant dans sa mouscaille on lui a confié des trésors
! Des Venises entiers en chasubles, comme y en a plus
dans les musées ! Quand elle en parlait ma mère plus
tard dans l'intimité, elle s'enthousiasmait encore. Il
lui venait des larmes. " C'était une vraie fée, cette
femme-là ! qu'elle reconnaissait, c'est triste qu'elle
aye pas de parole ! Jamais elle m'a livré à l'heure !...
" Elle est morte la fée avant qu'on y ait posé le gaz,
de fatigue, enlevée par la grippe, et aussi sûrement du
chagrin d'avoir un mari trop coureur... Elle est morte
en couche... Je me souviens bien de son enterrement.
C'était au Petit Ivry. On était que nous trois, mes
parents, le mari s'est même pas dérangé ! C'était un bel
homme, il avait bu tous ses sous. Il restait des années
entières au bar, au coin de la rue Gaillon. Pendant
encore au moins dix ans on l'a vu là quand on passait.
Et puis il a disparu.
(Mort à crédit, Gallimard,
1990, p. 49).
*********************
* MADAME HÉROTE.
Notre lingère s'appelait donc madame HÉROTE.
Son front était bas et si borné qu'on en demeurait,
devant elle, mal à l'aise au début, mais ses lèvres si
bien souriantes par contre, et si charnues qu'on ne
savait plus comment s'y prendre ensuite pour lui
échapper. A l'abri d'une volubilité formidable, d'un
tempérament inoubliable, elle abritait une série
d'intentions simples, rapaces, pieusement commerciales.
Fortune elle se mit à faire en quelques mois,
grâce aux alliés et à son ventre surtout. On l'avait
débarrassée de ses ovaires, il faut le dire, opérée de
salpingite l'année précédente. Cette castration
libératrice fit sa fortune. Il y a de ces blennorragies
féminines qui se démontrent providentielles. Une femme
qui passe son temps à redouter les grossesses n'est
qu'une espèce
d'impotente
et n'ira jamais bien loin dans la réussite. Les vieux et
les jeunes gens aussi croient, je le croyais, qu'on
trouvait moyen de faire facilement l'amour et pour pas
cher dans l'arrière-boutique de certaines
librairies-lingeries. Cela était encore exact, il y a
quelque vingt ans, mais depuis, bien des choses ne se
font plus, celles-là surtout parmi les plus agréables.
Le puritanisme anglo-saxon nous dessèche chaque mois
davantage, il a déjà réduit à peu près à rien la
gaudriole impromptue des arrière-boutiques. Tout tourne
au mariage et à la correction.
Madame HÉROTE sut mettre à bon profit
les dernières licences qu'on avait encore de baiser
debout et pas cher. Un commissaire priseur désœuvré
passa devant son magasin certain dimanche, il y entra,
il y est toujours. Gaga, il l'était un peu, il le
demeura sans plus. Leur bonheur ne fit aucun bruit. A
l'ombre des journaux délirants d'appels aux sacrifices
ultimes et patriotiques, la vie, strictement mesurée,
farcie de prévoyances, continuait et bien plus
astucieuse même que jamais. Le commissaire de madame HÉROTE plaçait en Hollande des fonds pour ses amis,
les mieux renseignés, et pour madame HÉROTE à son
tour, dès qu'ils furent devenus confidents. Les
cravates, les soutien-gorge, les presque chemises comme
elle en vendait, retenaient clients et clientes et
surtout les incitaient à revenir souvent.
Dans ces mélanges, loin de perdre l'esprit,
elle retrouvait son compte madame HÉROTE, en
argent d'abord, parce qu'elle prélevait sa dîme sur les
ventes en sentiments, ensuite parce qu'il se faisait
beaucoup d'amour autour d'elle. Unissant les couples et
les désunissant avec une joie au moins égale, à coups de
ragots, d'insinuations, de trahisons. Elle imaginait du
bonheur et du drame sans désemparer. Elle entretenait la
vie des passions. Son commerce n'en marchait que mieux.
Sa boutique n'était pas qu'un lieu de
rendez-vous, c'était encore une sorte d'entrée furtive
dans un monde de richesse et de luxe où je n'avais
jamais, malgré tout mon désir, jusqu'alors pénétré et
d'où je fus d'ailleurs éliminé promptement et
péniblement à la suite d'une furtive incursion, la
première et la seule.
(Voyage au bout de la nuit,
Gallimard, folio, p. 78).
**********************
* HORTENSE.
La femme de ménage
HORTENSE, elle venait qu'une heure le tantôt et puis
deux heures après dîner. Toute la journée elle servait
dans une épicerie, rue Vivienne à côté de la Poste.
C'était une personne de confiance... chez nous elle
faisait un supplément... Elle avait eu de la déveine, il
fallait qu'elle turbine double, son mari avait tout
perdu en voulant s'établir plombier.
En plus elle avait ses deux mômes et une tante encore à sa charge...
C'était pas la pause... Elle racontait tout à ma mère,
soudée sur son plume. Avec mon père, un matin, on l'a
descendue telle quelle. On l'a installée sur une chaise.
Il fallait faire bien attention pour la pas cogner dans
les marches, ni la laisser choir. On l'a établie,
coincée, avec des coussins, dans un angle de sa
boutique... qu'elle puisse répondre aux clients...
C'était difficile... Et puis se soigner sans arrêt...
Avec ses compresses " vulnéraires "...
Question des attraits,
HORTENSE, bien que travaillante à plein tube, pire
qu'un bœuf en somme, elle demeurait assez
croustillante... Elle disait toujours elle-même qu'elle
se privait de rien, surtout quant à la nourriture, mais
c'est dormir qu'elle pouvait pas ! elle avait pas le
temps de se coucher... C'est le manger qui la soutenait
et surtout les cafés crème... Elle s'en tapait au moins
dix dans une seule journée...
Chez le fruitier, elle bouffait comme quatre. C'était un numéro,
HORTENSE, elle faisait même rigoler ma mère sur son
lit de douleurs avec ses ragots. Mon père, ça l'agaçait
beaucoup quand il me trouvait dans la même pièce... Il
avait peur que je la trousse... Je me branlais bien à
cause d'elle, comme on se branle toujours, mais c'était
vraiment pas méchant, plus du tout comme en
Angleterre... J'y mettais plus la frénésie, c'était plus
la même saveur, on avait vraiment trop de misères pour
se faire encore des prouesses...
(Mort à crédit,
Gallimard, 1990, p. 354).
************************
* IRENE des PEREIRES.
" Dites donc, Ferdinand !
qu'elle m'arrête... Une idée qui la traverse, elle se
redresse d'un coup... Vous êtes sûr au moins qu'il est
pas caché là-haut !... "
J'osais pas trop affirmer... C'était délicat !... Je voulais éviter la
bataille... Ah ! elle attend pas ! Elle bondit !... "
Ferdinand ! Vous me trompez ! Vous êtes aussi menteur
que l'autre !... "
Elle veut plus que je lui explique... Elle m'écarte de son passage...
Elle saute dans le petit escalier, dans le
tire-bouchon... La voilà qui grimpe en furie... L'autre
il était pas prévenu... Elle lui tombe en plein sur le
paletot !... J'écoute... j'entends... Tout de suite,
c'est un vrai challenge !... Elle lui en casse pour sa
thune ! D'abord, il y a eu les paires de beignes ! et
puis des vociférations...
" Regardez-moi ce satyre !... Ce
sale voyou !... Cette raclure !... Voilà à quoi il passe
son temps !... Je me doutais bien de sa sale musique !
J'ai bien fait de venir !... "
Elle avait dû juste le tauper comme il rangeait nos cartes postales... les
transparentes... dans l'album... celles que je vendais
moi, le dimanche !... C'était souvent sa distraction
après le déjeuner... Il était pas au bout de ses peines
! Elle écoutait pas ses réponses ! " Pornographe !
Fausse membrane ! Pétroleux ! Lavette ! Egout ! "...
Voilà comment qu'elle le traitait !...
Je suis monté, j'ai risqué un œil par-dessus la rampe
!... A bout de mots elle s'est ruée sur lui... Il était
retourné sur le sopha... Comme elle était lourde et
brutale !
" Demande pardon ! Demande pardon, choléra ! Demande pardon à ta victime
! " Il se rebiffait quand même un peu... Elle
l'attaquait par son plastron, mais c'était si dur comme
matière, qu'elle se coupait là-dedans les deux paumes...
Elle saignait... elle serrait quand même...
(...) Et puis alors elle l'a
relâché, elle saignait trop abondamment... elle est
redescendue à toutes pompes... Elle a sauté au
robinet... " Ferdinand ! Ferdinand ! pensez donc un peu,
depuis huit jours, vous m'entendez ! Depuis huit jours
que je l'attends ! Depuis huit jours, il n'est pas
rentré une seule fois !... Il me ronge ! Je me dessèche
!... Il s'en fout !... Il m'a écrit juste une carte : "
Le ballon est détérioré ! Vies sauves ! " voilà ! C'est
tout !... Je lui demande ce qu'il va faire ? Insiste pas
qu'il me répond !... Fiasco complet !... Depuis ce
moment plus un geste ! Monsieur ne revient plus du tout
! Où est-il ? Que fait-il ?... Le crédit " Benoiton " me
relance pour les échéances !... Mystère total !... Dix
fois par jour, ils reviennent sonner... Le boulanger est
à mes trousses !... Le gaz a fermé le compteur !...
Demain ils vont m'enlever l'eau !... Monsieur est en
bombe !... Moi je me rouille les sangs !... Ce sale raté
!... Ce sale vicieux !... Ce dévoyé !... Cette
infernale, ignoble engeance ! Ce sapajou !...
(...) Parfaitement !
Empoisonneur de ma vie ! Avec sa vermine ! Sa gale ! Il
méritait pas davantage !... Il le connaîtrait son
plaisir ! Ah ! Je t'y ramènerai à Saint- Louis !
Monsieur veut suivre ses passions ! C'est un déchaîné,
Ferdinand ! Et la pire espèce de sale voyou ! On peut le
retenir par nulle part ! Ni dignité ! Ni raison ! Ni
amour-propre ! Ni gentillesse !... Rien !... L'homme qui
m'a bafouée, bernée, infecté toute mon existence !... Ah
! il est propre ! Il est mimi ! Ah ! oui alors, je peux
le dire ! J'ai été cent mille fois bien trop bonne !...
J'ai été poire, Ferdinand ! que c'est une vraie rigolade
! Ça a l'air d'une farce exprès !... A présent,
vous m'entendez, il a cinquante-cinq ans et mèche !
Cinquante-six exactement ! au mois d'avril ! Et
qu'est-ce qu'il fait ce vieux saltimbanque ?... Il nous
ruine !... Il nous fout franchement sur la paille !...
Et vas-y donc ! Monsieur ne
résiste plus ! Il cède complètement à ses vices !...
Monsieur se laisse emporter !... Il roule au ruisseau !
Et c'est moi encore qui le repêche ! Que je me
débrouille ! que je m'esquinte !... Monsieur refuse de
se restreindre !... C'est moi qui le sors du pétrin !...
C'est moi qui vais payer ses dettes ! C'est moi,
n'est-ce pas, Arlequin ?... Son ballon, il l'abandonne !
Il a même plus deux sous de courage !... Voulez-vous
savoir ce qu'il fait à la gare du Nord ? au lieu de
rentrer directement ?... Vous, vous le savez peut-être
aussi ? Où y s'en va perdre toutes ses forces ? Dans les
cabinets, Ferdinand ! Oui ! Tout le monde l'a vu ! Tout
le monde t'a reconnu, mon bonhomme !... On l'a vu comme
il se masturbait... On l'a surpris dans la salle ! et
dans les couloirs des Pas Perdus !... C'est là qu'il
s'exhibe !... Ses organes !... Son sale attirail !... A
toutes les petites filles ! Oui, parfaitement ! aux
petites enfants ! Ah ! mais y a des plaintes ! Je parle
pas en l'air ! Oui, mon saligaud !...
(Mort à crédit,
Gallimard, 1990, p. 471).
***********************
* IVAN.
Pas de fenêtre ni de
porte... des tentures en place... je me demande : cette
cagna est-elle habitée ?... j'appelle : oh ! oh !...
quelqu'un sort de cette moisissure... un moujik !... je
dis : un vrai !... barbe, bottes, chemise bouffante...
et le large sourire... enfin, un aimable !... il me
parle en allemand... pas bien, mais assez... je lui
réponds aussi " petit boche "... on se comprend... c'est
lui le gérant du " Zenith ", il m'explique, il vient de
Sibérie... prisonnier ? déporté ?... Vlasoff ?... je
demande pas... mais enthousiaste !... il m'entreprend
!... deux mots... les louanges de sa Sibérie !...
qu'est-ce qu'on attend ? comme la Sibérie est riche !
giboyeuse ! fleurie ! verdoyante ! accueillante ! j'ai
pas idée !... de ces vallons ! quels pâturages !... de
ces buissons !... quels gardénias ! je peux pas me
douter !... il me fait une de ces propagandes, massive,
que nous pourrions partir tout de suite !... vivre en
Sibérie !... mais j'objecte ! entendu ! sûrement ! mais
Berlin veut pas nous lâcher... est-il de l'Intourist
? je lui demanderai... ce doit être sa femme qui
nous regarde, elle a soulevé un peu de tenture... une
vraie baba, yeux bridés, mouchoir de tête... elle
est pas causante... je veux aider... La Vigue y va...
cent marks bien pliés... elle voit qu'on a de bonnes
manières, elle fait signe à son moujik que nous sommes
acceptables... qu'il peut y aller...
" La chambre ? "
Certainement la chambre ! tout de suite !... deux chambres ! mais bien sûr
!... où vous voudrez ! second étage ?... voici déjà une
chose acquise... nous ne coucherons
pas dans la rue... et la clape ?... va-t-il nous
demander des tickets ?... non, ça sera de la soupe, de
leur propre soupe, trois gamelles, et du pain noir, et
de la bière... cet hôtel qui ne paye pas de mine au
moins une chose, veut bien de nous !... l'occupation
russe a du bon ! maintenant à l'étage !... l'escalier
!... ça manque de marches... on ne peut pas monter plus
haut... le " troisième " existe plus... à ciel ouvert...
bon pour le " second " ! quels numéros !... n'importe
!... " tirez ! poussez ! " il en a de bonnes !... ses
portes ouvrent pas !... coincées, gondolées... on s'y
met tous !... les murs, les cloisons cèdent très vite
!... oh très bien !... tout un mur qui se rabat sur nous
!... l'autre cloison décolle... on voit dans cette
pièce, on peut même entrer... nous entrons... avec plein
de plâtre, papiers peints, briques... oh, deux
lits-cages !... Lilli, moi, Bébert... et La Vigue, où ?
la chambre à côté ! pas par la porte, fichtre !... nous
savons ! à insister, la défoncer, tout le couloir
céderait !... peut-être tout le " Zenith " ? les murs ne
demandent qu'à s'ouvrir...
[...] " IVAN ! IVAN ! "
Il m'a pas dit comme il s'appelle, mais IVAN il peut pas se
vexer... il a peut-être une brosse ? faudrait une
étrille tellement nous sommes épais de plâtras... et de
toutes les crasses...
" IVAN ! IVAN ! "
Personne vient... on peut s'allonger... Le Vigan ronfle presque tout de
suite... moi-même je me laisserais aller... Lilli
somnole... Bébert est entre nous deux... Il faisait
presque nuit quand les sirènes ont commencé... une
d'abord... puis cent !... sans elles, on dormirait
encore...
" La Vigue !... La Vigue ! - T'en fait pas ! le Russe l'a dit, ils
bombardent plus ! ils passent ! " IVAN dans le
couloir, je l'entends... qu'est-ce qu'il vient foutre ?
" Mais dis les trous, c'est pas la Lune ! " J'objecte...
" Laisse ! laisse, je te dis !... ils vont ailleurs ! " La Vigue a la foi.
Ah, voici IVAN ! il venait !... encore trois gamelles, patates et
betteraves, et l'eau minérale ! d'où il sort tout ça
?... " IVAN, as-tu un peu de viande ?... pas pour
nous !... pour notre chat, là ? - Da ! da ! da ! Ich
will ! "
Cet IVAN est providentiel,
je trouve... il a droit encore à cent marks... je veux
me ruiner pour IVAN ! " La Vigue !... La Vigue
!... à table ! " Il passe par sa fente, le voici, il
bâille...
" Dis, c'est comme ça en Russie ? " Je veux savoir...
" Ach ! viel besser ! bien mieux !
- Et en Sibérie ?
- Noch viel besser !... encore beaucoup mieux !
- Tu vois ce qu'il nous reste à faire !...
- Pas à hésiter ! "
Tout un programme... IVAN reste là, il nous regarde... si ces
gamelles vraiment nous plaisent ?
" Merkwürdig ! IVAN ! merveilleux ! "
Je pense que pour la Sibérie, on réfléchira !
(Nord, Folio, septembre 1991, p. 66).
***********************
* JONKIND.
Elle s'occupait à chaque
seconde de faire manger le petit JONKIND, un
enfant spécial, un " tardif ". Après chaque bouchée, ou
presque, il fallait qu'elle intervienne, qu'elle l'aide,
le bichonne, qu'elle essuye tout ce qu'il bavait.
C'était du boulot. Ses parents, à lui, au crétin, ils
restaient là-bas aux Indes, ils venaient même pas le
voir. C'était une grande sujétion, un petit forcené
pareil, surtout au moment des repas, il avalait tout sur
la table, les petites cuillers, les ronds de serviette,
le poivre, les burettes, et même les couteaux... C'était
sa passion d'engloutir... Il arrivait avec sa bouche
toute dilatée, toute distendue, comme un vrai serpent,
il aspirait les moindres objets, il les couvrait de bave
entièrement, à même le lino. (...) A part le truc
d'engloutir, le môme il était pas terrible. Il était
même plutôt commode. Il était pas vilain non plus,
seulement ses yeux qu'étaient fantasques. Il se cognait
partout sans lunettes, il était ignoblement myope, il
aurait renversé les taupes, il lui fallait des verres
épais, des vrais cabochons comme calibre... Ça lui
exorbitait les châsses, plus large que le reste de la
figure. Il s'effrayait pour des riens. Madame Merrywin
le rassurait en deux mots, toujours les mêmes : " No
trouble ! JONKIND ! No trouble !... "
(...) Après la prière quand le
vieux avait refermé la porte... Ça chiait alors cinq
minutes... JONKIND qu'était responsable... C'est
toujours lui par ses conneries qu'amenait les
pénalités... Il recevait la décoction... C'était
mémorable... On soulevait sa grille d'un coup, il était
vidé de son page... D'abord, on l'étendait comme un
crabe, à même le plancher, ils se mettaient dix pour le
fouetter, à coups de ceintures vaches... même avec les
boucles... Quand il gueulait un peu trop fort on
l'amarrait sous une paillasse, tout le monde alors
piétinait, passait, trépignait par dessus... Ensuite,
c'était son plaisir à bloc, à blanc... pour lui
apprendre les bonnes façons... jusqu'à ce qu'il puisse
plus... plus une
goutte... Le lendemain, il pouvait plus tenir debout...
Madame Merrywin, elle était bien intriguée, elle
comprenait plus son morveux... Il répétait plus " No
trouble "... Il s'écroulait à table, en classe... trois
jours encore tout gâteux... Mais il restait
incorrigible, il aurait fallu le ligoter pour qu'il se
tienne peinard...
Fallait pas qu'il s'approche des
buts... Dès qu'il voyait le ballon rentrer, il se
connaissait plus, il se précipitait dans les goals,
emporté par sa folie, il bondissait sur la baudruche, il
l'arrachait au gardien... Avant qu'on ait pu le retenir
il était sauvé avec... Il était vraiment possédé dans
ces moments-là... Il courait plus vite que tout le
monde... " Hurray ! Hurray ! Hurray !... " qu'il
arrêtait pas de gueuler, comme ça jusqu'en bas de la
colline, c'était coton pour le rejoindre. Il dévalait
jusqu'à la ville. Souvent on le rattrapait dans les
boutiques... Il shootait dans les vitrines. Il crevait
les écriteaux... Il avait le démon du sport. Il fallait
se méfier de ses lubies.
(...) L'idiot, la pluie ça le
faisait jouir... Il sortait exprès de son abri... Il se
renversait toute la tronche, en plein sous la flotte...
La gueule grande ouverte, comme ça... il avalait les
gouttières, il se marrait énormément... Il se
trémoussait, il devenait tout fanatique... il dansait la
gigue dans les flaques, il sautait comme un farfadet...
Il voulait qu'on gigote aussi... C'était son accès, sa
crise... Je commençais à bien le comprendre, c'était dur
pour le calmer... Il fallait tirer sur sa corde...
l'amarrer après le pied du banc. (...) Il bavait
beaucoup moins JONKIND en promenade qu'à la
maison, seulement il raflait des objets, il fauchait les
allumettes... Si on le laissait un peu seul, il foutait
le feu aux rideaux... Pas par méchanceté du tout, il
courait vite nous avertir... Il nous montrait comme
c'était beau les petites flammes...
(Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.284).
*************************
* JOVIL le SKIP.
- JOVIL? JOVIL le Skip
!... ?
- JOVIL ? il me fait. There ! Il me montre... il crache. Le
rembard de bordée au-dessus de nous... L'homme là qui se
penche... la casquette... la gueule... toute rouge... le
trou qui hurle... c'est lui ! Il me montre encore !
C'est bien lui ! Il râle, il fume au moment même après
la grue... que ça grince... que ça décroche pas !...
C'est lui JOVIL le Skip cette fureur ?
- There ! There ! le vieux insiste ! C'est lui !
J'interpelle.
- Is it you man ?
- Yea my dear ! yea ! oua ! oua !
C'est une réponse, comme on rote ! Il se penche du bordage, il plonge
tellement que sa tête est là, sa tronche nous arrive en
plein.
- Yea !
Il a plus que trois dents dans sa gueule. Il force encore pour mieux nous
voir... il étire son cou d'autruche...
- JOVIL ? JOVIL ?
Je répète.
- Yea ! Yea !
C'est tout ce qu'il sait dire.
- What you want ? il
demande enfin.
Je lui fais signe qu'on veut embarquer... Qu'on veut partir tous les
trois... " One ! Two ! Three ! "
Ça le fait repartir en rigolade, et tout le monde autour l'équipage. Ils
s'en foutent des ramponneaux à casser un bœuf de fou
rire !
- Come on !
Je les amuse trop... Je trébuche, je buche, c'est encombré ! C'est le
tohu-bohu, le grand casse-patte, rien que pour approcher
l'échelle, je manque basculer quinze fois sous les
cataractes de poutrelles, que ça place, valse par tous
les bouts, balance, palanque, hallucine, de flèche en
radeaux !
Je suis là, il s'occupe plus de moi. Il escalade un tonneau, campé
là-dessus il domine. Il tonne des ordres, rugit aux
mâts, aux cabestans, il vocifère jusqu'aux nuages après
les matelots qui ohissent tendent à plis, suspendent aux
ficelles voguent au vide, à poulie, frôlent, poignent au
vol, toile embardée ! Cargue au soleil !
" Kip ! Kiop ! Kiop ! Kiop ! " - JOVIL de son tonneau scande " Kiop
! Kiop ! " Ils sont trente-cinquante acharnés à
tortiller la dure étoffe... mater les géants replis,
pétrit, boudiner...
- O yé ! O yé ! un furieux coup ! Ils en râlent tous sur le Kiop ! Kip !
pour qu'elle ratatine, tende encore... qu'elle se prenne
en moule monstre cigarette... comme ça éclatante... sur
le pont blanche... Ah ! C'est fait !... C'est du solide
! JOVIL il est fier de sa gueule ! Il se serre
les deux poignes sur la tête comme ça en champion
vainqueur !
- Come on ! il
m'appelle... Come on !... What you want ?
Qu'est-ce que je veux ? Il repense à moi.
- Go to La Plata !
Je me gratte pas. J'annonce la couleur... Je voudrais qu'on embarque sans
délai, Sosthène, Virginia et moi-même. Pas une petite
minute à perdre. Je veux lui expliquer ça de très près.
[...] De près comme ça, tout contre sa tronche, il est encore bien plus
vilain... Sa manche qui pend, c'est un bras de bois,
fini en crochet, bout métal... Je lui fais voir ma main
moi aussi, comme elle pend inerte, qu'on est attigés
tous les deux. Lui c'est pas la guerre, c'est une
vergue, il m'explique, il me mine, que ça lui a écrasé
le bras juste au-dessus du coude. Ça nous rapproche ce
détail... On peut causer mieux... Il me fait comprendre
comme il est fort avec son crochet... qu'il peut
soulever n'importe quoi... que je devrais m'en faire
poser un... Tout à fait semblable... que ça vaudrait
mieux qu'un bras mou... que je devrais bien me le faire
couper... que ça me serait beaucoup plus commode !...
Pour me prouver net... il se penche, il croche... une
balle de bien deux cent vingt livres... Il te l'enlève
pluff une plume en l'air ! Je suis esbrouffé !
(Le pont de Londres, Folio, 1978, p.393).
**************************
* JULES (alias GEN PAUL).
Lui je vous le fais remarquer le
JULES, puisqu'on parle de ce sale chiard, c'est
meurtrir les gens qu'il s'amuse ! la différence de nos
natures !... deux caractères !... Un ange serait
descendu chez lui qu'il l'aurait traité pis que poisson
!... Fallait qu'il humilie les belles, les vexe... il
mélangeait une jeune une vieille, encore une Mythologie
!...
- Pas beaucoup nerveuses mes Déesses !... Serrez-vous
!... serrez-vous, louloutes !...
Des poses impossibles.
- Faudrait les faire en navets, t'entends ! navets ! pas
en bronze ! pas en Saxe ! navets ! Ah mon Olympe !
qu'est-ce que ça donnera au four !
Il voyait ses modèles qu'au four ! un client l'interrompait... l'œil là...
la fenêtre ...
- Alors quoi ?... quoi ?... vous ?... satyre ?.. une
miche ?... un jambon, vous voulez ? toute la belle ? non
?... Monsieur aime pas la plastique ?... pas de
plastique !... Un géranium alors ?... Une gouache !
Monsieur s'en fout !... Monsieur dérange !...
Et il refonçait sous son sofa... c'était sa réserve des gouaches... il
criait de dessous :
- Une procession de la Mer Rouge ?... Quel sujet ? dites
!... Quel sujet ?... Des couleurs vives ?... Des bleus ?
des jaunes ? vous aimez mieux du pâle ?... du blême ?...
Gi ! là ! des nymphes !
Ah, mais fallait pas que ça lambine !
- Deux mille !... vous verrez le qui du quoi chez vous
!... le temps des artistes a pas de prix !... vous
comprenez rien !... s'il faut que je renseigne et que je
vende !... et puis les manières ! ces dames sont nues !
vous voyez pas ?
La décence !
Je connaissais de ses clients
qu'il avait chassés, dix ! vingt fois ! des clients
vraiment méritants ! des personnes d'une gentillesse
!... qu'étaient navrées du genre de JULES !...
des ces muffées qu'il prenait... pires ! pires ! qu'il
les reconnaissait
même plus ! des fois... qu'il les insultait d'autor !...
et des vraiment férus de son art !... qu'avaient des
salons entiers de lui ! qu'avaient que des œuvres à lui
chez eux ! des centaines de statuettes... des fresques
!... ils lui trouvaient des excuses... ils lui passaient
tout, presque tout... Je les apercevais en attente...
ils osaient pas monter là-haut, ils se postaient à
l'angle d'une rue, certains faisaient trois fois le tour
de Butte... avant de se risquer à sa fenêtre... beaucoup
de ses clients me connaissaient... ils m'attendaient
square Vintimille, ils me guettaient... je remontais du
Dispensaire...
- Comment est-il aujourd'hui ?
- Ignoble !
Des personnes qui l'adoraient.
- Il est ivre encore ?
- Ah, là là !
Je prenais toujours la rue
Custine... l'Impasse Pilon... Vintimille... ils me
remerciaient... si ils tombaient dessus un autre jour,
pas trop saoul... dans un de ses moments de bonne humeur
:
- Entrez ! Messieurs dames ! Entrez ! J'offre le filtre
! le café comme Abetz a pas ! Je régale !
Et c'était exact ! Du moka !... mais les personnes osaient pas trop !...
une amabilité du JULES ?... ils préféraient la
croisée... la dégustation debout...
- Oh ! il est parfait monsieur JULES !
- Je suis content que vous appréciez !
Le bel usage.
Ah, mais pas qu'ils s'appesantissent !
- Allez ouste ! ce petit Tanagra ! Je vous le ferai
cuire après la guerre ! Prenez-le tel ! Il est mou ?...
mou quoi ? mou ? mou ? vous êtes dur vous ?... votre
pognon qu'est mou !... votre pognon !...
Qu'ils dèchent et qu'ils se sauvent ! Hop ! salades !
(Féerie pour une autre fois, Folio, 1977, p.230).
*************************
* KARALIK.
Devant l'auberge du village... Le
jour de la Foire... Groupes agités, affairés...
bigarrés... Bateleurs, paysans, animaux, etc... Sous le
grand porche de l'auberge, la vieille Karalik
accroupie, dit la bonne aventure aux paysans,
marchands... etc... La mère Karalik est une
vieille gitane méchante... envieuse sorcière... Elle
sait lire l'avenir dans les lignes de la main... Les
villageois s'approchent. A droite... à gauche... les
bateleurs font des tours... Orgues... musiciens...
montreurs d'animaux... etc...
Evelyne et le poète suivis par
toute la bande des jeunesses joyeuses débouchent en ce
moment sur l'esplanade du marché... Leurs rires... leurs
gambades font fuir les clients de la vieille Karalik...
Son éventail est renversé... La vieille Karalik
maudit leur farandole. Elle jure... elle sacre... elle
menace... les jeunes gens ripostent et se moquent
d'elle... Et puis on se réconcilie un peu... Les jeunes
filles se rapprochent... Le Poète aussi... La vieille ne
veut plus lire dans leurs mains... Elle est fâchée...
vexée... Disputes encore... La vieille saisit alors la
main d'Evelyne... Tous les autres se moquent de la
vieille... lui font des grimaces... La vieille jette un
sort à Evelyne... au Poète... A ce moment l'orage
gronde... la pluie tombe... La foule se
disperse... la ronde s'éparpille... Jeunes gens et
villageois s'enfuient... rentrent chez eux... la vieille
demeure seule sur la grande place du marché... Elle est
seule sous l'orage... elle ricane... elle danse les "
maléfices "...
Elle se moque des jeunes gens... elle mime leurs petites manières...
leurs coquetteries... Leurs manèges amoureux... Elle
danse en boitant la danse des " sorcières "... La
vieillesse méchante... tout autour de la scène...
traversée d'éclairs et du vacarme de la foudre...
(...) Encore une fois devant
l'auberge... Evelyne est tout de même un peu désemparée
avec son " roseau d'or "... Comment retrouver son fiancé
?... Elle ne connaît pas le chemin... Où peut-il être
?... Elle questionne... elle cherche... Personne ne
sait... Puisqu'il s'agit d'une affaire diabolique, elle
va s'informer auprès de Karalik, la vieille
sorcière, si venimeuse, si méchante... Elle doit savoir
elle !... Confiante, Evelyne lui explique... ce qui lui
est arrivé... Mais qu'elle danse à présent à
merveille... " Vraiment ?... vraiment ?... fais-moi voir
!... " Evelyne danse quelques pas... C'est exact !...
Karalik est étonnée... Elle ameute aussitôt tous les
tziganes de sa tribu... Ils entourent Evelyne... qu'elle
danse ! qu'on l'admire !... Evelyne danse... Le charme
est infiniment puissant... Irrésistible ! Immédiat ! Les
hommes sont tous aussitôt séduits... Les tziganes
surtout... L'un d'eux se détache du groupe... Il vient
danser avec Evelyne... L'effleure... Il est envoûté...
La vieille Karalik, dans
la foule pendant ce temps attise la jalousie des
femmes... " Tu vois !... Tu vois !... Elle possède le "
charme " à présent... Le grand secret de la danse !...
Elle va te prendre ton homme !... Défends-toi gitane
!... " Elle force un poignard dans la main d'une des
épouses, la femme du tzigane qui danse avec Evelyne à ce
moment... Evelyne ne prend garde... Elle est poignardée
en plein dos... Evelyne s'écroule... la foule se
disperse... Horrible !... Le corps d'Evelyne reste en
scène... Morte ! Un pinceau de lumière sur le cadavre...
La scène toute noire... Un petit moment s'écoule
ainsi... en musique douce... Et puis tout doucement...
l'on voit surgir de l'ombre... un... deux... trois
petits esprits de la forêt... Trois...quatre... la
biche... la gazelle... les elfes... le feu-follet... le
gros hibou... Conciliabule alarmé... désolé...
pathétique des petits esprits de la forêt... Ils
arrachent le grand couteau de la plaie... Ils essayent
de ranimer la pauvre Evelyne... Rien à faire !...
(Bagatelles
pour un massacre, La naissance d'une fée, Ballet en
plusieurs actes, Ed.8, septembre 2012).
***********************
* CAPITAINE KROG.
Dans sa conque royale Vénus
majestueuse, victorieuse, ramène son vieil époux
mélancolique au château des Abysses, à présent encore
plus morose, plus désolé, plus glauque, plus froid aux
courants glacés qui déferlent du pôle, tout à travers
fenêtres et vestibules. On y gèle littéralement...
Tremblote à la cour de tous les poissons de
service...
qui ont le nez rouge et les nageoires gelées...
Les semaines passent... puis les saisons... Les algues portent fleurs...
perdent leurs fleurs... les feuilles tombent... C'est
l'automne au fond des mers !... les vieux poissons
souffrent de rhumatismes !... Les vieux crabes ont la
goutte... on est très mal à la cour de Neptune beaucoup
trop nordique ! Neptune aux jours d'audience reçoit...
reçoit... délégations... cohortes... des plaintes...
toujours des plaintes... Les morues... les baleines...
les harengs... les langoustes... tout le monde se
plaint... et les sardines... et les phoques surtout...
plus plaintifs encore... plus pleureurs que tous les
autres... et de plus en plus largement décimés par
l'industrie, la navigation pêcheuse... les usines
flottantes massacrantes... leurs cargos formidablement
armés qui peuvent en une seule campagne tenir dépecés
jusqu'à trois cent mille petits phoques sur la
banquise...
L'on voit l'un de ces monstres
navires sur la banquise... l'équipe des marins du
Kapitaine KROG... du grand cargo chasseur l'Orctöström...
La tête du Kapitaine KROG représente une
véritable tête de mort, toute effrayante, anguleuse,
impitoyable... On le voit le pic à la main, le Kapitaine
KROG... avec ses hommes... en train de massacrer sur
la banquise des milliers de bébés phoques surpris
pendant leurs petits ébats... le sang des innocents
phoques gicle partout sur la neige, sur la glace... sur
les hommes... éclabousse le Kapitaine KROG...
L'équipage et le Kapitaine KROG dansent de
joie... La danse du Massacre...
(Scandale aux abysses, Frédéric Chambriand, Gallimard, 1950).
*************************
* LE ROI KROGOLD.
Ferdinand retrouve sous le lit de
Mireille le début de sa Légende : celle du Roi Krogold
et de Gwendor le Magnifique... Il va mettre son ami
Gustin, médecin comme lui, au courant de celle-ci...
" Il restait là Gustin, assoupi, sur son
escabeau, devant les échantillons, le placard béant...
Il ne pipait plus... il ne voulait pas m'interrompre...
- Il s'agit, que je l'ai prévenu, de Gwendor le
Magnifique, Prince de Christianie... Nous arrivons... Il
expire... au moment même où je te cause... Son sang
s'échappe par vingt blessures... L'armée de Gwendor
vient de subir une
abominable défaite... Le ROI KROGOLD lui-même au
cours de la mêlée a repéré Gwendor... Il l'a
pourfendu... Il n'est pas fainéant KROGOLD... Il
fait sa justice lui-même... Gwendor a trahi... La mort
arrive sur Gwendor et va terminer son boulot... Ecoute
un peu !
Le tumulte du combat s'affaiblit avec les
dernières lueurs du jour... Au loin disparaissent les
derniers Gardes du ROI KROGOLD... Dans
l'ombre montent les râles de l'immense agonie d'une
armée... Victorieux et vaincus rendent leurs âmes comme
ils peuvent... Le silence étouffe tour à tour cris et
râles, de plus en plus faibles, de plus en plus rares...
Ecrasé sous un monceau de partisans, Gwendor le
Magnifique perd encore du sang... A l'aube la mort est
devant lui.
- " Vas-y Ferdinand, lis-le moi, je
l'écoute tiens ton machin ! lis pas trop vite par
exemple ! Fais pas des gestes. Çà te fatigue et moi ça
me donne la berlue... "
Le ROI KROGOLD, ses preux, ses pages,
son frère l'Archevêque, le clergé du camp, toute la
cour, allèrent après la bataille s'affaler sous le tente
au milieu du bivouac. Le lourd croissant d'or, le don du
Khalife, ne fut point retrouvé au moment du repos... Il
couronnait le dais royal. Le capitaine au convoi,
responsable, fut battu comme plâtre. Le roi s'allonge,
veut s'endormir... Il souffre encore de ses blessures.
Il ne dort pas. Le sommeil se refuse... Il insulte les
ronfleurs. Il se lève. Il enjambe, il écrase des mains,
il sort...
Dehors, il fait si froid qu'il est saisi. Il
boite, il marche quand même. La longue file des charlots
cerne le camp. Les hommes de garde se sont endormis. KROGOLD longe les grands fossés de la défense... Il
se parle à lui-même, il trébuche, reprend juste à temps
son aplomb. Au fond du fossé quelque chose a brillé, une
lame énorme qui tremblote... Un homme est là qui tient
l'objet luisant dans ses bras. KROGOLD se jette
sur le tout, renverse l'homme, le ligote, c'est un
soldat, il l'égorge de sa propre courte lame comme un
porc... " Hoc ! Hoc ! " glousse le voleur par son trou.
Il lâche tout. C'est fini. Le roi se baisse, ramasse le
croissant au Khalife. Il remonte au bord du fossé. Il
s'endort là dans la brume... Le voleur est bien châtié.
"
(Mort à crédit, p.32).
************************
* LAVELONGUE.
Tout en causant, Monsieur Berlope,
il se redonnait un coup de peigne, il se bichonnait, il
se vérifiait de profil, il avait des glaces partout...
C'était un honneur qu'il nous reçoive... Dans la suite,
maman souvent l'a répété, qu'on avait eu la faveur
d'être questionné par le patron.
" Berlope et fils " ne prenaient pas n'importe qui, même à l'essai, même
gratuitement !
Le lendemain, à sept heures tout juste, j'étais déjà rue Michodière,
devant leur rideau... J'ai tout de suite aidé le garçon
des courses... Je lui ai tourné sa manivelle... Je
voulais d'autor montrer mon zèle...
C'est pas Berlope bien sûr
lui-même qui s'est occupé de mes débuts, c'est Monsieur
LAVELONGUE... Celui-là, c'était évident... il
était la crème des salopes. Il vous pistait toute la
journée, toujours en traître, et dès le premier
instant... Il vous quittait plus, à la trace, feutré, à
la semelle... Sinueux, derrière vous, d'un couloir à
l'autre... Les bras pendants, prêt à bondir, à vous
étendre... A l'affût de la cigarette... du plus petit
mince mégot... du mec vanné qui s'assoit...
Comme j'ôtais mon pardessus, tout de suite, il m'a rencardé.
- Je suis votre chef du personnel !... Et comment vous
appelez-vous ?
- Ferdinand, Monsieur...
- Alors, moi je vais vous avertir... Pas de guignol dans
cette maison ! Si, d'ici un mois, vous n'êtes pas tout à
fait au point... C'est moi, vous m'entendez bien, qui
vous fous dehors ! Voilà ! C'est net ? C'est compris ?
Ceci étant bien entendu, il s'est défilé en fantôme entre les piles de
cartons... Il marmonnait toujours des choses... Quand on
le croyait encore loin, il était à un fil de vous... Il
était bossu. Il se planquait derrière les clientes...
Les calicots, ils en tremblaient de pétoche du matin au
soir. Lui, il gardait son sourire, mais alors un pas
ordinaire... Une vraie infection...
(...) Monsieur LAVELONGUE,
il m'a traité fort durement et de mauvaise foi. Dès
qu'il arrivait une cliente, il me faisait signe que je
me barre. Je devais jamais rester autour. J'étais pas
montrable... Forcément à cause des poussières si
épaisses dans les réserves et de l'abondante
transpiration, j'étais barbouillé jusqu'aux tiffes. Mais
à peine que j'étais sorti qu'il recommençait à m'agonir,
parce que j'avais disparu. Y avait pas moyen de
l'obéir... (...) Je savais plus comment m'y prendre pour
plaire chez Berlope. Plus je poulopais dans l'escalier,
plus LAVELONGUE il me prenait en grippe. Il
pouvait plus me voir en peinture.
Sur les cinq heures, comme il allait se taper un crème, moi je profitais
dans la réserve pour ôter un peu mes tatanes, je faisais
ça aussi dans les chiots quand il y avait plus personne.
Du coup, les autres enfoirés, ils allaient me cafeter au
singe. LAVELONGUE piquait un cent mètres, j'étais
sa manie... Je l'avais tout de suite sur le paletot.
" Sortirez-vous ? petit rossard ! Hein ! C'est ça que vous appelez du
travail ?... A vous branler dans tous les coins !...
C'est ainsi que vous apprendrez ? N'est-ce pas ? Les
côtes en long ! La queue en l'air !... Voilà le
programme de la jeunesse !... "
(...) Le lendemain tantôt, on a
été avec maman chercher mon certificat... Monsieur
LAVELONGUE, nous l'a remis en personne... En plus il
a voulu me causer...
- Ferdinand ! qu'il a fait comme ça : Eu égard à vos
bons parents, je ne vous renverrais pas... Ce sont eux
qui vous reprennent !... De leur plein gré ! Vous
comprenez la différence ?... J'éprouve de la peine,
croyez-le, à vous voir partir de chez nous. Seulement
voilà ! vous avez par votre inconduite semé beaucoup
d'indiscipline à travers tous les rayons !... Moi,
n'est-ce pas, je suis responsable !... Je sévis ! c'est
juste !... Mais que cet échec vous fasse sérieusement
réfléchir ! Le peu que vous avez appris vous servira
sûrement ailleurs ! Aucune expérience n'est perdue !
Vous allez connaître d'autres patrons, peut-être moins
indulgents encore !... C'est une leçon qu'il vous
fallait... Eh bien ! vous l'avez Ferdinand ! Et qu'elle
vous profite !... A votre âge tout se rattrape !...
Il me serrait la main avec beaucoup de conviction. Ma mère était émue
comme il est pas possible de dire... Elle se tamponnait
les yeux.
- Fais des excuses, Ferdinand ! qu'elle m'a ordonné,
comme on se levait pour partir... Il est jeune,
Monsieur, il est jeune !... Remercie Monsieur
LAVELONGUE de t'avoir donné malgré tout un excellent
certificat... Tu ne le mérites pas, tu sais !
(Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.170).
***********************
* ISIS
von LEIDEN.
Mais là,
l'ISIS ? hé là ! prudence ! c'était d'avoir l'air
ému, sensible... elle s'attendait... beaux yeux en
amande, noirs... les femmes se regardent dans les glaces
depuis leur toute petite enfance, vous pensez si à
quarante ans, leur fascination est au point... bon !...
elle tenait que je sois fasciné... moi question des "
miroirs de l'âme "... quand il faut il faut, je peux
aussi être très attentif... ses yeux valent la peine...
Là question d'ISIS, vu où nous étions et le
moment, il ne s'agissait pas que je fasse fi... ni le
sceptique, ni le fatigué... fort intéressé au contraire
!... je pouvais deviner un peu son corps... je devais
!... en négligé, grande robe de chambre à volants...
satin, mousselines... rose et vert... je devais voir
là-dessous, un corps adorable, désirable, je devais être
troublé... bégayer, rougir, plus savoir... tout ça !...
Elle s'est
allongée... enfin, presque... assez pour que je lui voie
les jambes même un peu les cuisses... par l'échancrure,
les seins aussi, sans soutien-gorge... voici le moment,
j'y pense, où toutes les littératures, de la mercière ou
des Goncourt, des sacristies ou des fumeries, partent à
débloquer... " la peau satinée exquise, le galbe des
reins... " je devrais moi aussi, je sens, y aller du
couplet... voilà, je n'ai plus le sens ni l'esprit !...
bien sûr j'aurais pu autrefois !...
Qu'est-ce
qu'elle nous raconte ?... en français... des
banalités... que Berlin brûle !... diable... nous le
savons !... que les Anglais sont bien des monstres... et
alors ?... Oh, mais une larme ! oui, elle pleure... deux
larmes !... et le petit mouchoir... - " Vous savez,
Messieurs, j'allais chaque mardi à Berlin, je n'irai
plus !... " D'autres larmes... nous ne sommes pas
indifférents... - " Le Landrat m'emmenait... lui a
toujours sa voiture... ici n'est-ce pas nous n'avons
rien... plus rien !... " Larmes encore... elle
m'explique, sa manucure est à Berlin... son coiffeur, sa
couturière, son masseur, tout à Berlin !... Le Landrat à
propos, où est-il ?... il devait venir déjeuner... pas
un mot... ils doivent être tous dans les caves !... elle
sourit... nous sourions... masseur, Landrat, couturière,
tous dans les trous !... nous ici nous ne savons rien...
nous savons juste que ça bombarde... et que tout
tremblote...
En fait de
tremblement, juste là au fond, la lourde tapisserie
s'écroule !... avec la tringle ! rrrrac ! tout arraché
!... et quelqu'un !... le cul-de-jatte sur le dos de
Nicolas ! le géant ! le cul-de-jatte en colère !... une
apparition !... il roule de ces calots vers nous ! - "
Schweine ! cochons !... raus ! raus !... dehors ! " Je
vous traduis... le cul-de-jatte ne parle pas français...
qu'allemand... On est pas que cochons, on est espions
!... - " Vous ne voulez pas les jeter dehors ?...
Spione ! Spione ! ah, vous ne voulez pas ! Nicolas ! "
Le géant lui passe son fusil de chasse... et de là-haut,
d'à califourchon, il nous ajuste, pour ainsi dire, à
bout portant... enfin quatre, cinq mètres... on n'a pas
le temps de réfléchir, ISIS qu'était en pause
languide, à nous faire du charme, cuisses et sanglots...
jaillit ! tigresse ! y empoigne son flingue ! le jette
l'autre bout de la pièce ! et lui avec !... qu'il va
rebondir tête première !... qu'il lui hurle : putain
!... putain !... deux fois !... là je le vois sur le
tapis... d'un coup il bouge plus... il bave, il se
trémousse, il râle... ce fils von Leiden est
épileptique... là au tapis... indéniable !... tous les
caractères... ISIS m'a surpris, cette détente
!... la façon qu'elle l'a désarmé ! pas le temps de
faire ouf ! vraiment admirable nette, précise !...
(Nord,
Gallimard, folio, p.280).
**************************
* RITTMEISTER comte von LEIDEN.
(...) Oui, il partait !... un coup, il
s'était décidé !... puisqu'il avait plus Iago, il avait
repris son cheval de guerre, et il partait au combat
!... sus aux Russes !... à la bataille pour Berlin !...
qu'il leur ferait mordre à des centaines, toute la boue
des plaines avant qu'ils le touchent lui !... le plus
drôle sa sœur, là-haut, Marie-Thérèse, tout à fait
d'avis !... il était pas à contredire... un mot ?...
soeur ou pas il se connaissaient plus... déjà dans sa
petite jeunesse quand il piquait des colères ses
gouvernantes s'enfuyaient, il voulait leur crever les
yeux... à la fin, elles portaient des masques, comme
pour l'escrime, qu'il finisse sa soupe... maintenant à
quatre-vingt ans, c'était l'armée russe... il se faisait
fort d'aller au-devant, de provoquer leur général, et de
lui couper les oreilles !... et à tous les autres !...
oreilles et têtes !... pas de parade à son moulinet !...
zzzt !... il avait affûté son sabre, lui-même, le
fil à petits crans ! ah les têtes russes !... son rasoir
à crans !... imparable !...
Marie-Thérèse verrait leurs
têtes passer là-haut ! au-dessus de nous ! par-dessus
l'église !... il nous les enverrait de Berlin ! ah,
l'armée russe !... toutes les têtes !... - "
Certainement mon frère, je regarderai tout !... " Elle
au moins était bien d'accord, elle le comprenait, elle
ne l'avait pas contredit ! maintenant : à cheval ! au
péristyle !... il s'agissait de le mettre en selle... je
vous disais son cheval, pardon ! sa jument !... Bleuette
! pourquoi ce nom français ?... elle était là devant le
péristyle sellée... un bibelforscher la tenait...
il la tenait bien... un homme qui connaissait les
chevaux... à la ferme ils ne l'avaient pas trop éreintée
cette Bleuette !... pourtant au labour ils demandaient
beaucoup... pas du tout le travail de demi-sang !...
Voici le RITTMEISTER,
tout équipé, éperons, épaulettes, brandebourgs, croix de
fer... et shapska !... il se tâte s'il a tout... oui, il
a !... et ses étriers ?... il chausse court... et s'il a
assez d'avoine ?... oui, deux musettes !... et le sac de
toile ?... bien !... un des bibel lui tend
l'étrier... nein ! il refuse... sans aide !...
une main au pommeau et hop !... il est en selle... il se
tient " droit, aisé sans raideur "... tout à fait dans
le " Règlement "... les petites Polonaises lui font des
signes " au revoir " !... " au revoir " !... des
grimaces aussi... elles lui tirent la langue... et lui
jettent des poignées de cailloux !... lui, là-bas,
presque à la limite du parc, est sur sa carte bien
attentif... il regarde pas les mômes, il s'oriente... et
à la boussole !... il l'a en sautoir, une grosse... il
passe au trot... au petit trot... il est déjà assez loin
quand il se met à trottiner de biais... et alors là :
volte ! et se tourne vers nous, sabre haut !... il nous
salue !... La Vigue et moi lui répondons... salut
militaire, garde-à-vous !...
(Nord, folio, Gallimard,
p.433).
************************
* LEMPREINTE.
J'avais toujours pas de
boulot. L'oncle Edouard, si ingénieux, qu'avait tant de
ficelles à son arc, il commençait à tiquer, il me
trouvait un peu encombrant... Il avait déjà bassiné à
peu près tous ses copains avec mes chichis, mes
déboires... Il en avait un peu marre... Je butais dans
tous les obstacles... J'avais quelque chose
d'insolite... Je commençais même à le courir.
Les voisins, ils se passionnaient à propos de mon drame... Les clients de
la boutique aussi. Dès qu'ils me connaissaient un peu,
ma mère les prenait à témoin... Ça arrangeait pas les
affaires... Même Monsieur LEMPREINTE à la "
Coccinelle " il a fini par s'en mêler... C'est vrai que
mon père ne dormait plus, qu'il prenait une mine
d'agonique. Il arrivait si épuisé, qu'il chancelait dans
tous les couloirs en transbordant son courrier d'un
étage à l'autre... Il était aphone en plus, il avait la
voix de rogomme à force de hurler ses conneries...
" Votre vie privée, mon ami, ne me regarde en rien, je m'en fous ! Mais
quand même je veux que vous assuriez votre service...
Quelle gueule vous avez à présent !... Vous tenez plus
debout, mon garçon. Il va falloir vous soigner !
Qu'est-ce que vous faites donc dehors ? Vous vous
reposez pas ? " Comme ça qu'il l'assaisonnait.
Alors lui, qu'avait les jetons, il a tout avoué sur le coup... Tous les
malheurs de la famille !...
" Ah mon ami ! C'est tout ça ? Moi, si j'avais votre estomac ! Ah alors !
Ce que je m'en foutrais bien !... Et comment !... De
tous mes proches et relations !... De tous mes fils et
cousins ! de ma femme ! de mes filles ! de mes dix-huit
pères ! Mais moi si j'étais à votre place ! mais moi je
pisserai sur le monde ! Sur le Monde entier ! Vous
m'entendez bien ! Vous êtes mou Monsieur ! c'est tout ce
que je peux voir ! "
C'est comme ça qu'il sentait les
choses, lui, LEMPREINTE, toujours à cause de son
ulcère, placé à deux doigts du pylore, bien térébrant,
bien atroce... L'univers, pour lui, n'était plus qu'un
énorme acide... Il avait plus qu'à essayer de devenir
tout " bicarbonate "... Il s'évertuait toute la journée,
il en suçait des brouettes... Il arrivait pas à
s'éteindre ! Il avait comme un tisonnier en bas de
l'œsophage qui lui calcinait les tripes... Bientôt, il
serait plus que des trous... Les étoiles passeraient à
travers avec les renvois... Sa vie était plus
possible... Avec papa, au courant, ils se proposaient
des échanges...
" Tenez, moi, je le prendrais bien votre ulcère ! tout ce qu'on voudra
pourvu qu'on me soulage de mon fils ! Vous n'en voulez
pas ? "
(Mort à crédit, Gallimard, 1990, p.225).
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* LOLA.
C'était les premières médailles
qu'on voyait dans Paris. Une affaire ! C'est même à
cette occasion, qu'au foyer de l'Opéra-Comique j'ai
rencontré la petite LOLA d'Amérique et c'est à
cause d'elle que je me suis tout à fait dessalé.
A cause d'elle, de LOLA, je suis devenu tout curieux des
Etats-Unis, à cause des questions que je lui posais tout
de suite et auxquelles elle ne répondait qu'à peine.
Au moment dont je parle, tout le monde à Paris voulait posséder son petit
uniforme. Il n'y avait guère que les neutres et les
espions qui n'en avaient pas, et ceux-là, c'étaient
presque les mêmes. LOLA avait le sien d'uniforme
officiel, et un vrai bien mignon, rehaussé de petites
croix rouges partout, sur les manches, sur son menu
bonnet de police, coquinement posé de travers toujours
sur ses cheveux ondulés. Elle était venue nous aider à
sauver la France, confiait-elle au directeur de l'hôtel,
dans la mesure de ses faibles forces, mais avec tout son
cœur !
Nous nous comprîmes tout de suite, mais pas complètement toutefois, parce
que les élans du cœur m'étaient devenus tout à fait
désagréables. Je préférais ceux du corps, tout
simplement. Il faut s'en méfier énormément du cœur, on
me l'avait appris et comment ! à la guerre. Et je
n'étais pas prêt de l'oublier.
Pour la commodité des dames du
Corps Expéditionnaire américain, le groupe des
infirmières dont LOLA faisait partie logeait à
l'hôtel Paritz et pour lui rendre, à elle
particulièrement, les choses encore plus aimables, il
lui fut confié (elle avait des relations) dans l'hôtel
même la direction d'un service spécial, celui des
beignets aux pommes pour les hôpitaux de Paris. Il s'en
distribuait ainsi chaque matin des milliers de
douzaines. LOLA remplissait cette fonction
bénigne avec un certain petit zèle qui devait d'ailleurs
un peu plus tard tourner tout à fait mal.
Tout marchait parfaitement en somme et nous étions bien en train de
gagner la guerre, quand un certain beau jour, à l'heure
du déjeuner, je la trouvai bouleversée, se refusant à
toucher à un seul plat du repas. L'appréhension d'un
malheur arrivé, d'une maladie soudaine me gagna. Je la
suppliai de se confier à mon affection vigilante.
D'avoir goûté ponctuellement les beignets pendant tout un mois, LOLA
avait grossi de deux bonnes livres ! Son petit ceinturon
témoignait d'ailleurs, par un cran, du désastre. Vinrent
les larmes. Essayant de la consoler, de mon mieux, nous
parcourûmes, sous le coup de l'émotion, en taxi,
plusieurs pharmaciens, très diversement situés. Par
hasard, implacables, toutes les balances confirmèrent
que les deux livres étaient bel et bien acquises,
indéniables.
Je suggérai alors qu'elle abandonne son service à une collègue qui, elle,
au contraire, recherchait des " avantages ". LOLA
ne voulut rien entendre de ce compromis qu'elle
considérait comme une honte et une véritable petite
désertion dans son genre. C'est même à cette occasion
qu'elle m'apprit que son arrière-grand-oncle avait fait,
lui aussi, partie de l'équipage à tout jamais glorieux
du " Mayflower " débarqué à Boston en 1677, et qu'en
considération d'une pareille mémoire, elle ne pouvait
songer à se dérober, elle, au devoir des beignets,
modeste certes, mais sacré quand même.
Toujours est-il que de ce jour,
elle ne goûtait plus les beignets que du bout des dents,
qu'elle possédait d'ailleurs toutes bien rangées et
mignonnes. Cette angoisse de grossir était arrivée à lui
gâter tout plaisir. Elle dépérit. Elle eut en peu de
temps aussi peur des beignets que moi des obus. Le plus
souvent à présent, nous allions nous promener par
hygiène de long en large, à cause des beignets, sur les
quais, sur les boulevards, mais nous n'entrions plus au
Napolitain, à cause des glaces qui font, elles aussi,
engraisser les dames.
(Voyage au bout de la nuit,
Livre de poche, 1952, p.54).
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* LOU MILLE-PATTES.
Je commande un café... un
autre... je reste tel quel... fixe abruti... Quelqu'un
me fait des signes du dehors à travers les glaces... Je
reconnais pas... je voyais pas bien... Ah ! c'est le
nabot !... C'est LOU MILLE-PATTES... Il m'a
repéré.
- Tu fais les gares ?... qu'il m'apostrophe... Il se
marre de me voir là...
Sa tête qu'arrive au rebord de la table... C'est presque un nain à vrai
dire... Il a les jambes en cerceau...
- Dis-donc, ça va mal !... T'es pas au courant ?... On
parle de toi au Leicester !... T'as pas lu le Mirror
?...
Non, je l'avais pas lu...
- Merde alors !... Donne-moi un penny !... Il sort... il
me ramène le Mirror... Toute la page, la grande
photo... Oh ! pardon ! la maison du vieux !... la tôle
!... les décombres !... ça s'appelait " Greenwich
Tragedy " en énormes lettres... la fumée... les
ruines... les poutres... tout.
- Ah ! va chier, tu comprends rien !
Voilà ce qu'il conclut... On parle d'autre chose... Il
était cuisinier chez Barbe lui dans Soho Square aussi "
extra " à la Royale... comme ça il jouait les "
syndiqués "... la position régulière !... mais surtout
adroit le nain aux cartes !... Son vrai afur ! sa magie
!... Ah, tout ce qu'il voulait aux jeux !... " Syndiqué
" ! ses entrées partout... Il
tutoyait tous les " Chefs "... tous les Clubs de
Londres... Il leur montrait ses passes terribles... au
poker ! au whist ! Tric-Trac ! invincible à tous les
mélanges !... Pour ça qu'on l'appelait MILLE-PATTES...
On le voyait pas entrer sortir... Une petite partie sur
le pouce !... En avant messieurs ! Il amusait les
entraîneuses... et toujours aimable, complaisant... et
puis encore extra aux Courses ! ah là tuyauté comme un
Pape ! vraiment comme personne ! Toujours trois " placés
" au Derby !... pour le moins !... A Londres n'est-ce
pas depuis 18 ans ! et des ronds de côté !... Réformé à
cause de ses jambes, de ses manches de veste... jamais
un jour de service !
- Mais j'ai pas les doigts réformés ! C'est ça qui
compte dans ma partie !...
Il se cache pas d'être intelligent. Il est terrible de
ses doigts, d'un jeu il en fait dix ou douze comme ça
sous vos yeux ! tellement il bat à la voltige !... Il
joue qu'avec les clients, jamais avec les amis !... Ah
ça non ! Hors classe !...
(...) - Dis-donc, comment que tu
m'as retrouvé ?... Je lui pose encore cette question...
- Comme ça tu sais... le hasard !... Je passais par là
!...
Ah ! là là ! que je pense en moi-même... attends mon petit bout ! mon
hasard !
Il est accroché à mon bras, il est tout petit... On avance... Il me
raconte un peu les ragots comme ça cheminant... les
nouvelles du Leicester... que y a encore deux
hommes-carrés... Philippe et Julien... qu'ils ont
rejoint eux à Dunkerque... qu'ils ont laissé encore deux
filles... que le pognon radine à gogo... qu'Angèle
savait plus où le placer... qu'elle avait déjà acheté
quelque chose comme sept renards bleus et deux "
trois-quarts " en zibeline... Que lui pour son compte
MILLE-PATTES il allait pas traîner longtemps comme
ça dans les cuisines des clubs !... Ah ! non par exemple
!... même dans les brèmes à l'astuce !... Ah ! à
d'autres... Ah ! plus du tout !... qu'il allait lui
aussi se lancer... s'y mettre au tapin joli !... que
c'était par les temps qui courent la fortune cinq secs !
Oh là là ! qu'il avait déjà vu Cascade à ce fier propos
pour une petite sœur !... qu'il y en avait touché un
mot... qu'il avait bien de quoi se la payer... Qu'il
avait dit ni non ni oui... Une pas trop blèche qui se
défende bien...
- Tu vas être petit comme maquereau
!... tu vas te cacher sous le plumard !...
Je peux pas m'empêcher de faire la remarque.
- Petit ! Petit ! qu'il sursaute !... Mais dis donc
chnock ! Je peux pas en croquer comme un autre ? Ah !
Saloir ! Salut ! Puisque c'est la guerre !
Ah ! là il tenait absolument !
- Le cul c'est le business !
Voilà tout ! Et dans l'enthousiasme !... Il en gambillait sautillait comme
ça tout loustic à mon bras à la perspective !... à
l'avenir joyeux !...
- Cash ! et pas d'histoire !...
(Guignol's band,
Poche, 1970, p. 275).
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